dans laquelle un enfant tente d'attraper un coquillage entrevu et moi, ces quelques notes que je viens de rever.

Un froid plus vif: la porte vient de battre deux fois. D'abord, les soldats qui entrent et plongent dans l'obscurite. On entend leurs ricanements. Quelques minutes plus tard, la prostituee… Mon sommeil avait donc la duree de… de leur absence. «De leurs accouplements!» s'exclame en moi une voix agacee par la pudibonderie de cette «absence».

C'est bien l'endroit pour rever de musique. Je me souviens qu'au debut de la nuit, quand il y avait encore un mince espoir de repartir, je suis sorti sur le quai avec ce calcul superstitieux: provoquer l'arrivee d'un train en narguant le froid. Courbe sous la violence des bourrasques, aveugle par la mitraille des flocons, j'ai longe le batiment de la gare, hesite a m'engager plus loin tant l'extremite du quai ressemblait deja a une plaine vierge. Puis, apercevant un carre de lumiere incertaine dans l'une des annexes noyees entre les dunes de neige, je me suis remis a marcher, ou plutot a me balancer comme sur des echasses, m'enfoncant jusqu'aux genoux, cherchant a mettre le pied dans les pas, presque effaces, qui avaient suivi la meme direction. La porte, a cote de la petite fenetre eclairee, etait fermee. J'ai fait quelques pas vers les voies deja invisibles sous la neige, esperant au moins un mirage – le projecteur d'une locomotive dans le fouillis blanc de la tempete. Seule consolation, en tournant le dos au vent, j'ai retrouve la vue. C'est ainsi que, soudain, j'ai surpris cet homme. J'ai eu l'impression qu'il avait ete ejecte de la petite annexe. La porte, bloquee par la neige, lui avait resiste et, pour sortir, il avait du se jeter sur elle de tout son poids. Plusieurs fois peut-etre. La porte avait fini par ceder et il avait bascule dehors, dans la nuit, dans la tempete, le visage soufflete par les rafales, les yeux eblouis par les flocons, perdant tout sens de l'orientation. Desempare, il lui a fallu un moment pour refermer cette porte dont le bas chassait une epaisse couche de neige. Durant ces quelques secondes ou il poussait le battant, j'ai vu l'interieur du petit local. Une sorte d'entree, inondee par la lumiere vive, couleur citron, de l'ampoule nue, et, derriere, une piece. C'est encadres par le chambranle que j'ai vu cet eclair de nudite tres lourde, la blancheur massive du ventre, mais surtout ce geste rude d'une main qui empoignait un sein, puis un autre, ces enormes seins uses par les caresses brutales, et les fourrait dans le soutien-gorge… Mais deja avec un criaillement de panique surgissait au seuil de l'entree une femme emmitouflee dans une veste ouatee (la gardienne de cet entrepot, me suis-je dit, qui le sous-loue pour ces amours ferroviaires) et la porte se refermait dans un battement rageur…

La masse humaine dort. L'unique bruit nouveau est ce machonnement dans l'obscurite: le vieil homme etendu sur un journal s'est redresse sur un coude, a ouvert une boite de conserve, et il mange avec une serie de lapements comme font ceux qui n'ont plus beaucoup de dents. Le fracas metallique du couvercle referme me fait grimacer par sa laideur reche. L'homme se couche, cherche une position confortable dans le froissement des pages de journal et bientot commence a ronfler.

Le jugement que j'essayais de retenir m'envahit, a la fois compassion et colere. Je pense a ce magma humain qui respire comme un seul etre, a sa resignation, a son oubli inne du confort, a son endurance face a l'absurde. Six heures de retard. Je me tourne, j'observe la salle plongee dans l'obscurite. Mais ils pourraient tres bien y passer encore plusieurs nuits. Ils pourraient s'habituer a y vivre! Comme ca, sur un journal deplie, le dos contre le radiateur, avec une boite de conserve pour toute nourriture. La supposition me parait tout a coup vraisemblable. Un cauchemar tres vraisemblable. D'ailleurs, la vie dans ces bourgades a mille lieues de la civilisation est faite d'attentes, de resignation, de chaleur humide au fond des chaussures. Et cette gare assiegee par la tempete n'est rien d'autre que le resume de l'histoire du pays. De sa nature profonde. Ces espaces qui rendent absurde toute tentative d'agir. La surabondance d'espace qui engloutit le temps, qui egalise tous les delais, toutes les durees, tous les projets. Demain signifie «un jour, peut-etre», le jour ou l'espace, les neiges, le destin le permettront. Le fatalisme…

Je parcours, plutot par depit, ces sentiers battus du caractere national, ces questions maudites de la russite abordees par tant de tetes pensantes. Un pays en dehors de l'Histoire, le pesant heritage de Byzance, deux siecles de joug tatare, cinq siecles de servage, revolutions, Staline, East is East

Apres ces quelques tours de piste, la reflexion retombe dans l'obtuse bonhomie du present et se tait, impuissante. Ces belles formules expliquent tout et n'expliquent rien. Elles s'effacent devant l'evidence de cette nuit, de cette masse endormie qui degage une odeur de manteaux mouilles, de corps las, d'alcool cuve et de conserves tiedes. D'ailleurs comment juger ce vieillard sur son journal deplie, cet etre touchant dans sa resignation, insupportable pour la meme raison, cet homme qui a certainement traverse les deux grandes guerres de l'empire, survecu aux repressions, aux famines, et qui ne pense meme pas avoir merite mieux que cette couche sur le sol couvert de crachats et de megots? Et cette jeune mere qui vient de s'endormir et, de madone, est devenue une idole de bois aux yeux brides, aux traits de bouddha? Si je les reveillais et les interrogeais sur leur vie, ils declareraient sans broncher que le pays ou ils vivent est un paradis, a quelques retards de train pres. Et si soudain le haut-parleur annoncait d'une voix d'acier le debut d'une guerre, toute cette masse s'ebranlerait, prete a vivre cette guerre comme allant de soi, prete a souffrir, a se sacrifier, avec une acceptation toute naturelle de la faim, de la mort ou de la vie dans la boue de cette gare, dans le froid des plaines qui s'etendent derriere les rails.

Je me dis qu'une telle mentalite a un nom. Un terme que j'ai entendu recemment dans la bouche d'un ami, auditeur clandestin des radios occidentales. Une appellation que j'ai sur le bout de la langue et que seule la fatigue m'empeche de reproduire. Je me secoue et le mot, lumineux et definitif, eclate: «Homo sovieticus

Sa puissance jugule l'amas opaque des vies autour de moi. «Homo sovieticus» recouvre entierement cette stagnation humaine, jusqu'a son moindre soupir, jusqu'au grincement d'une bouteille sur le bord d'un verre, jusqu'aux pages de la Pravda sous le corps maigre de ce vieillard dans son manteau use, ces pages remplies de comptes-rendus de performances et de bonheur.

Avec une delectation puerile, je passe un moment a jouer: le mot, veritable mot-clef, oui une clef! glisse dans toutes les serrures de la vie du pays, parvient a percer le secret de tous les destins. Et meme le secret de l'amour, tel qu'il est vecu dans ce pays, avec son puritanisme officiel et, contrebande presque toleree, cette prostituee qui exerce son metier a quelques metres des grands panneaux a l'effigie de Lenine et aux mots d'ordre edifiants…

Avant de m'endormir, j'ai le temps de constater que la maitrise de ce mot magique me separe de la foule. Je suis comme eux, certes, mais je peux nommer notre condition humaine et, par consequent, y echapper. Le faible roseau, mais qui se sait tel, donc… «La vieille et hypocrite astuce de l'intelligentsia…», souffle en moi une voix plus lucide, mais le confort mental que m'offre l' «Homo sovieticus» fait vite taire cette contestation.

La musique! Cette fois, j'ai le temps de saisir l'echo des dernieres notes, comme un fil de soie a la sortie du chas. Je reste quelques instants sans bouger, guettant une nouvelle sonorite au milieu de la torpeur des corps endormis. Je sais maintenant que je n'ai pas reve, j'ai meme a peu pres compris d'ou venait la musique. Ce n'etait d'ailleurs que de brefs eveils de clavier, tres espaces, assourdis par l'encombrement des couloirs, effaces par les ronflements.

Je regarde ma montre: trois heures et demie. Plus que l'heure et le lieu ou nait cette musique, c'est son detachement qui me surprend. Elle rend parfaitement inutile ma colere philosophique d'il y a quelques minutes. Sa beaute n'invite pas a fuir l'odeur des conserves et de l'alcool qui stagne au-dessus de l'amoncellement des dormeurs. Elle marque tout simplement une frontiere, esquisse un autre ordre des choses. Tout s'eclaire soudain d'une verite qui se passe de mots: cette nuit egaree dans un neant de neige, une centaine de passagers recroquevilles – chacun paraissant souffler tout doucement sur l'etincelle fragile de sa vie -, cette gare aux quais disparus, et ces notes qui s'instillent comme des instants d'une nuit tout autre.

Je me leve, je traverse la salle et je monte par le vieil escalier de bois. En tatonnant, je parviens jusqu'a la baie vitree du restaurant. Le noir est complet. La main glissant sur le mur, j'aboutis dans un cul-de-sac, trebuche sur une pile de couvertures des wagons-lits, decide d'abandonner mes recherches. Un accord tres lent vibre longuement a l'autre bout du couloir. Je m'y dirige, guide par l'epuisement du son, je pousse une porte et me retrouve dans un passage ou filtre deja un peu de lumiere. Ranges contre les

Вы читаете La musique d'une vie
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату
×