m'aiderait beaucoup. Il aurait suffi de peu pour que son mari ne fut pas fusille (combien de fois j'avais entendu parler de ces condamnes miracules de l'epoque stalinienne), pour qu'ils aient eu des enfants, pour qu'elle vive non pas dans cette vieille maison noire mais la, par exemple: je regardais une belle facade aux balcons encadres de jolies moulures. Elle aurait fait ses lectures non pas au jeune barbare que j'etais mais a un enfant fin et sensible, a son petit-fils, et aussi a sa petite-fille peut-etre, deux enfants qui l'auraient ecoutee, les yeux grands ouverts.

La realite balayait souvent ces reveries. Mais j'y tenais beaucoup, me disant qu'au moin, dans cette vie renaissante, je pourrais rendre a Alexandra son vrai prenom. Et sa langue aussi qui, parfois, quand elle me parlait en francais, perdait un mot, une expression qu'elle recherchait desesperement, avec un leger signe de detresse dans le regard. Il ne s'agissait pas, je le devinais, d'un oubli banal ou d'une defaillance de sa memoire vieillissante. Non, il s'agissait d'une perte absolue, de la disparition de tout un monde, sa patrie, qui s'effacait, mot par mot, au fond des steppes enneigees ou elle n'avait personne a qui s'adresser dans sa langue.

VII

Arrive dans la ville natale de Jacques Dorme, je n'eprouvai pas de depaysement. A Paris, j'avais vecu dans la rue Myrha qui traverse la bousculade africaine de Barbes. J'avais loge aussi a Aubervilliers, puis a la peripherie de Montreuil, plus tard a Belleville ou j'avais fini par ne plus remarquer l'etrangete de ce nouveau pays.

Cette petite ville du Nord etait bien de ce pays-la.

Sa mairie, sur une place tres proprette, ressemblait aux vieilles Parisiennes qu'on croisait parfois aux environs de Barbes: survivantes d'une autre epoque, habillees et coiffees avec soin, elles trottinaient, intrepides, a travers le melange humain des continents broyes…

L'ilot protege de la mairie etait d'ailleurs reduit. La rue principale, belle au debut, s'essoufflait rapidement, s'effritait dans des facades rapeuses, aux fenetres bouchees de parpaings. La vitrine d'une confiserie etait criblee d'une multitude d'impacts colmates avec du contreplaque. Une affichette annoncait: «Fer me pour cause de ras le bol!» Je consultai mon plan, tournai a gauche.

Au telephone, le frere de Jacques Dorme m'avait conseille de prendre un taxi a la gare: «C'est un peu loin, nous sommes en bordure de la ville…» Mais j'avais besoin de marcher, de voir cette ville, de deviner ce qu'elle avait du etre un demi-siecle auparavant. Je ne pouvais pas accepter l'idee de descendre d'un taxi, de sonner a la porte et d'entrer comme un habitue des lieux.

Un scooter passa a toute vitesse, me frola, slaloma entre les poubelles renversees. Une bouteille de biere roula sous mes pieds, je ne compris pas si j'etais vise ou non. La plaque avec le nom de la rue etait barbouillee de rouge. Je mis un moment a dechiffrer: Henri Barbusse. Sous une fenetre cassee, accrochees a un seche-linge, ondoyaient des loques de tissu. La vitre etait remplacee par un sac en plastique bleu, tache de couleur inattendue sur un mur gris-brun. Une autre fenetre, au rez-de-chaussee, presque insolite avec ses fleurs et ses petits rideaux clairs. Et dans l'air eteint de decembre, cette vieille main tirant les volets, ce visage ride et le reflet des cheveux blancs, ce regard qui repondit au mien: une femme qui peut-etre vivait ici du temps de Jacques Dorme.

La ville s'aplatit bientot sous les toits des entrepots vides et des garages a l'abandon, s'emietta en maisonnettes moribondes. Les habitations modernes firent alors leur apparition, ayant guette l'epuisement de la ville pour dresser leurs tours et, entre elles, des immeubles de quatre ou cinq etages. Inconsciemment, je les comparai avec des banlieues moscovites, trouvant les maisons d'ici bien mieux amenagees et d'une architecture plus humaine… C'est a ce moment que j'apercus une entree brulee comme la gueule d'un enorme fourneau, une rangee de boites aux lettres jetee sur un gazon couvert de sacs-poubelle. Les gens que je voyais semblaient presses de rentrer et m'evitaient des que j'essayais de les approcher pour demander mon chemin. Deux femmes, l'une tres agee, au visage marque a l'encre bleue, l'autre, jeune, voilee, m'ecouterent, me devisageant avec perplexite comme si l'endroit que je cherchais avait ete frappe de quelque interdit. La jeune m'indiqua la direction d'un geste vague et je la vis se retourner sur moi avec toujours cet air incredule.

La zone pavillonnaire etait separee des nouvelles habitations par l'avenue de l'Egalite etiree le long d'un mur poreux, noiratre. Je compris qu'il s'agissait d'un cimetiere seulement devant le portail. L'un des battants etait arrache et tenait sur le gond du haut. J'entrai sans vraiment entrer, jetant juste un regard sur les premieres tombes. «Le quartier de Verdun», lisait-on sur une petite stele. Les croix avaient la forme d'epees: toutes trop rouillees pour qu'on puisse lire le nom, certaines cassees, trainant au milieu des eclats de bouteilles, des vieux journaux, des crottes de chiens. Dehors, une voiture passa, deversant une vociferation scandee, les cris revendicatifs d'un chanteur. Le silence revint affine par le bruissement des branches nues dans le vent.

Je vis cette autre voiture lorsque, contournant le cimetiere, je m'appretais a plonger dans les allees residentielles. Une voiture entouree de cinq ou six jeunes gens ou plutot coincee par eux a un tournant. Ce n'etait pas une agression a proprement parler. Ils donnaient des coups de pied dans la tole, grimpaient en riant sur le capot, tiraient les poignees. Le conducteur qui tentait de se lever pour les repousser etait oblige de rester courbe, ni assis ni debout, car ils lui serraient la jambe avec la portiere. L'un d'eux, une canette de biere a la main, se gargarisait et recrachait la mousse a l'interieur de la voiture.

Ce furent peut-etre ces crachats qui me pousserent vers le groupe. Je remarquai le pied du conducteur, une fine chaussure noire, une chaussette haute et la peau tres pale qui se decouvrait sous le pantalon que le bord de la portiere avait retrousse, une peau de vieillard, traversee par des veines sombres. Il n'y avait rien d'heroique dans mon elan, juste l'incapacite soudaine de tolerer la vue de ce vieux pied qui frottait comiquement l'asphalte. D'ailleurs l'issue de mon intervention aurait ete tout autre s'il n'y avait pas eu ces deux scooters qui deboucherent tout a coup derriere le mur du cimetiere et se mirent a se poursuivre dans les entrelacs des ruelles. Quatre des jeunes qui s'accrochaient a la voiture partirent alors en courant pour voir le rodeo, deux autres resterent, trouvant le harcelement de l'automobiliste plus amusant.

L'un d'eux continuait a cracher en s'etouffant de rire. L'autre pressait la portiere de tout son poids et avec ses poings tambourinait sur le toit de la voiture, comme sur un tam-tam… Je frappai le cracheur sans me retenir, d'un coup fait pour mettre a terre. Il bascula, le dos plaque contre la voiture, et j'eus le temps de voir dans ses yeux un eclair de surprise, l'etonnement de celui qui se croyait inattaquable. Il esquiva le nouveau coup et se mit a courir en criant qu'il allait revenir avec ses «freres». J'empoignai l'autre, en tachant de liberer la portiere. Il se tortilla, eructant dans ce francais que je detestais le plus: ce nouveau francais, fait de souillures verbales et acclame comme langue des jeunes. La jambe du vieillard restait toujours serree par la portiere. Je voyais une main qui febrilement essayait de remonter la vitre et, sur le siege de droite, une silhouette de femme, des doigts tres fins croises sur un carton a patisseries. Quelques secondes d'empoignade parurent, comme toujours, laides et longues. Laides comme ce beau jeune visage («un beau visage et une sale gueule a la fois», penserais-je plus tard). Longues comme le geste du jeune homme qui ne parvenait pas a retirer de sa poche un cran d'arret. Il appuya sur le bouton trop tot et la lame percait a present le tissu de son jean. Je pressai plus fortement mon bras sur sa gorge. Sa voix siffla, se coupa. Pendant un moment, sa bouche s'ouvrit muette, puis soudain, ses yeux se brouillerent et tout de suite s'agiterent dans le refus deja animal d'etouffer. Son corps se relacha, comme celui d'un pantin. Je desserrai ma prise, le poussai vers le trottoir. Il s'en alla, en titubant, frottant sa gorge, chuintant des menaces de sa voix cassee.

La portiere claqua, la voiture demarra et tourna dans une allee.

Plusieurs minutes passees a errer, avec un sentiment nauseeux, fait de colere vaine et de peur tardive, des bouffees ec?urantes de peur calquees sur la stridulation des scooters dans les allees. Mais surtout la conscience tres claire de la totale inutilite de mon intervention. Je pourrais a ce meme moment me trainer au bord de la route, un cran d'arret entre les cotes. Et cela ne changerait rien non plus ni n'etonnerait personne tant il y a de petites villes semblables et de vieillards agresses. Ma colere se retourne alors contre l'automobiliste qui a eu la betise de parlementer au lieu de foncer chez lui. Je me sens encore plus a l'ecart de ce pays. Qu'ai-je a me meler de sa vie, a rabrouer ces jeunes primates armes, a jouer au citoyen avec ma carte d'apatride dans la poche…

La brulure de ces mots retarde ma recherche. Je finis par trouver l'allee de la Marne, mais le numero seize parait inexistant. Je traverse la rue a deux reprises, observe chacune des maisons avec la certitude de pouvoir

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