reconnaitre, sans relever le numero, celle de Jacques Dorme. Mais le numero, justement, n'y est pas. Je reprends la rue dans l'autre sens: une suite de maisons d'un etage, des jardins nus, l'impression d'une attente au fond d'une piece, d'une tres ancienne attente. La porte ouverte d'un garage et, de l'autre cote de la rue, au numero onze, cette vieille femme qui plonge sa main dans la boite aux lettres, n'y trouve rien, profite de ces secondes pour m'observer. Ou plutot elle fait semblant de chercher ses lettres et surveille ce drole de passant qui revient sur ses pas. Pour ne pas l'effaroucher je crie de loin: «Le numero seize, madame?» Sa voix est etrangement belle, forte, une voix de vieille cantatrice, dirait-on: «Mais c'est la, monsieur. Juste derriere vous…» Je me retourne, fais quelques pas. La porte ouverte du garage cache le rond en ceramique du numero. A l'interieur, un homme essuie avec une eponge le pare-brise de sa voiture. Je le reconnais immediatement: le vieillard aux fines chaussures noires. Le frere de Jacques Dorme. «Capitaine», comme je l'appelais d'apres les recits d'Alexandra.

Je lui dis mon nom, rappelle nos conversations au telephone, mes lettres. Son sourire ne parvient pas a effacer entierement l'ombre d'aigreur tapie dans ses rides. Je ne sais pas s'il reconnait en moi l'homme qui est intervenu tout a l'heure. Il me semble que non. Il ferme le garage, m'invite a monter dans la maison et sur les marches du perron me pose cette question qui devrait etre toute banale: «Vous avez trouve facilement? Vous etes venu en taxi?» Elle n'est pas banale, un petit fremissement sonore trahit la tension secrete avec laquelle les mots sont prononces. Il m'a donc reconnu… Installes au salon, nous parlons de la ville en reussissant a eviter la moindre allusion a ce qui vient de se passer dans l'avenue de l'Egalite. Sa femme entre, me tend la main, ces fragiles doigts que j'ai vus crispes sur un carton enrubanne. Son visage a la fixite asiatique (elle est vietnamienne) ne garde aucune trace d'emotion. «J'apporte le the», dit-elle avec un leger sourire et nous laisse seuls.

Je n'ai rien a lui apprendre. Dans ma premiere lettre, longue d'une trentaine de pages, j'ai raconte, avec une application de chroniqueur, tout ce que je savais de Jacques Dorme, de l'Alsib, de la semaine que le pilote a passee a Stalingrad. Non, pas tout, loin de la. Tel un archeologue, je voulais simplement que cette histoire s'ajoute a l'histoire de leur pays, comme un objet d'art national decouvert a l'etranger et rapatrie. Je lui parle de mon voyage en Siberie, de la maison du Bord, de la montagne du Trident… Ce voyage, fait au debut de l'annee (nous sommes en decembre), est encore tout vivant des sonorites du vent, des voix clarifiees par le froid. Pourtant l'enthousiasme de mon recit semble gener le Capitaine. Il devine mon but: le rapatriement d'une parcelle d'histoire egaree dans les deserts neigeux de la Siberie orientale. Je sens son visage se crisper, ses yeux me voient sans me voir, diriges vers un passe qui soudain resurgit devant nous, dans ce salon, dans cet apres-midi de decembre. J'interprete inexactement son emotion et j'abats mon jeu: un livre que je prepare sauvera de l'oubli le pilote francais, les journalistes vont s'interesser a lui et, comme je connais le lieu de sa mort, il sera possible de faire revenir sa depouille en France, dans sa ville natale…

Je m'interromps en voyant ses levres qui essayent un sourire instable, douloureusement etire. Sa voix est plus haute qu'avant, presque aigue: «En France? Dans sa ville natale? Pour quoi faire? Pour l'enterrer dans ce cimetiere transforme en depotoir? Dans cette ville ou les gens n'osent plus sortir de chez eux? Pour qu'il entende ca?»

Une voiture longe les maisons, le deferlement des slogans cadences par la batterie eventre la maison. Le bruit des scooters perce a travers le rap. Le Capitaine dit, plutot crie quelque chose mais je ne l'entends pas, il comprend que je ne l'ai pas entendu. Je saisis juste ses dernieres paroles: «… sous les crachats…»

Le temps se fige. Je regarde son visage parcouru de rapides fremissements, ses levres rentrees et mordues, son menton qui tremble. C'est un vieil homme qui de toutes ses forces lutte contre les larmes. Je reste immobile, muet, totalement incapable d'un geste, d'un mot qui briseraient ce face-a-face de douleur. Le petit critique parisien qui me traitera de meteque aura raison: je ne serai jamais francais car je ne sais pas ce qu'il faut dire dans une situation pareille. Je le sais en russe, je ne saurais pas, et d'ailleurs je ne voudrais pas savoir le dire en francais… Ses yeux restent secs, ils rougissent seulement.

Par une brusque tension des machoires, reussit a maitriser son visage qui parait a present creuse comme apres un tres long deuil. D'une voix usee, sourde, il toussote plus qu'il ne dit: «Non, non, cela est inutile… Les journalistes, les discours. Trop tard… Et puis, vous savez, Jacques etait un garcon tres discret…» Je vois ses levres se crisper de nouveau. Il se leve, se tourne vers les photos accrochees au mur. Il a besoin de ne pas etre vu pendant quelques secondes. Je me leve aussi et, en restant derriere lui, j'ecoute ses commentaires. Sur l'une des photos, ils sont tous deux sur le perron de la maison. De cette maison. Dans cette rue. Le timbre de ses paroles est encore inegal, glissant souvent au-dessus des sonorites qui font mal.

Le cliquetis des assiettes parvient de la cuisine. Il saisit le pretexte: «Lien, il est pret, ton the?» Sa femme apparait a l'instant meme, un plateau avec les tasses dans les mains, l'air de dire: «Je voulais vous laisser parler tous les deux, entre hommes. Comment peux-tu ne pas le comprendre?» Il le comprend, l'aide a poser le plateau, la retient, lui serrant les epaules: «Reste avec notre invite, je m'occupe du gateau…» Il va dans la cuisine. La femme, me voyant pres des photos, reprend le commentaire interrompu. «Ca, c'est a Saigon…» Un quai, le flanc clair d'un bateau, elle et lui, habilles de blanc, jeunes, les yeux cillant sous le soleil. «Celle-ci, c'est au Senegal. Et ca, c'est chez vous, a Odessa, oui, le fameux escalier d'Eisenstein…» Elle me parle de leurs voyages, non pas comme font les touristes mais en parcourant tout simplement les etapes de leur vie.

«Li, je ne trouve pas la petite pelle!» Elle me sourit, s'excuse, va rejoindre son mari dans la cuisine. Je contourne les fauteuils, m'arrete a l'autre bout du salon. Au mur, un portrait: un homme jeune, au visage franc et grave, une moustache fournie et, dans l'angle du cliche, cette date, 1913. Le pere.

Cette heure passee dans la maison natale de Jacques Dorme me laisse une impression de depart tout proche. Non pas de mon depart pour Paris, non. Mais la conscience claire que nos paroles resonnent pour la derniere fois et qu'apres ce the il nous faudra nous lever, jeter un dernier coup d'?il sur les photos dans leurs cadres, quitter ces lieux. Tous les trois nous eprouvons, et chacun le devine chez l'autre, ce debut d'eloignement, cette distance qui surgit entre nous et la maison, ce qui est d'autant plus douloureux que nos mains peuvent encore toucher le dossier d'un vieux fauteuil et nos yeux rencontrer le regard d'un portrait sur le mur.

Leur maison, une vraie maison familiale, est pourtant tout impregnee par la memoire lente des generations, par ce reflet humain que prennent les meubles et les objets en reliant les vies de pere en fils, en marquant les disparitions, en saluant le retour des enfants prodigues. J'ai precisement la sensation d'etre de retour apres une longue absence, pour retrouver ce que j'avais connu dans la maison d'Alexandra. La piece ou elle me faisait la lecture semble etre attenante, dans mon souvenir, a ce salon ou nous prenons le the. La France que j'avais imaginee derriere les pages lues est la, dans le regard des portraits, dans les paroles que j'entends. Mais la maison retrouvee va redevenir un songe.

Notre conversation, ou je sais qu'il ne faut plus evoquer Jacques Dorme, vacille souvent au bord de cet effacement. Le Capitaine parle de l'eglise que j'ai vue en venant, une curiosite locale. Et il se tait, confus, se rappelant au meme moment que moi, sans doute, les vieux murs tagues, les recoins derriere l'abside souilles d'urine. Il me montre un livre a la couverture rouge et or, le premier qu'il a lu, enfant. Il l'ouvre avec un sourire, declame un debut de phrase, le referme brusquement: le bruit du rodeo dans la rue empeche de parler. Nous passons quelques secondes sans bouger, echangeant des coups d'?il genes, attendant que le vacarme cesse. Le hurlement scande du chanteur fait entendre une rime: «en prison – manteau de vison». La lutte des classes…

Sortant sur le perron, nous restons un instant dans la penombre du crepuscule d'hiver, le Capitaine verifiant un trousseau de clefs, moi essayant de distinguer le fond du jardin dont les arbres donnent l'illusion d'un veritable bois. Lien parle d'une voix tres egale, sans amertume: «Autrefois, on pouvait se perdre dans cette broussaille, mais maintenant, avec ce parking…» Je fais quelques pas. Derriere les branches se decouvre le batiment plat, laid, d'un supermarche entoure de l'etendue asphaltee d'ou parvient le claquement metallique des chariots qu'on rassemble en gigogne. «Bon, nous pouvons partir», annonce le Capitaine, et il s'incline pour embrasser Lien.

Cette parole simple, ce mot «partir», soudain explique tout. Nous ne partons pas, c'est le pays, leur pays, leur France qui s'eloigne, remplace par un autre pays. Cette maison entouree d'arbres nus et de branches d'if, d'un vert presque noir, fait penser au dernier rocher d'un archipel englouti.

Je serre la main de Lien, m'apprete a faire mes adieux au Capitaine, mais il m'interrompt: «Non, non, je vous conduis a la gare», et il m'entraine vers la sortie malgre mes protestations. Je sens que c'est pour lui plus qu'un geste de courtoisie. Il a besoin de montrer a cet etranger que je suis qu'il est encore chez lui, dans cette rue, dans ce pays.

Pendant qu'il ouvre le garage, j'ai le temps de regarder encore une fois l'entree, la grille du portail, le perron. Je me dis que, durant le siecle qui touche a sa fin, cette maison a vu deux fois la meme scene: un homme portant un sac de soldat sur l'epaule traverse la rue, et au carrefour se retourne, salue une femme qui se tient pres de cette grille au numero seize. Un homme qui s'en va au front. Ce carrefour… La ou, il y a une heure, la voiture du

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