noire. Mais a present il comprenait ce qu’il lisait tandis qu’il prononcait chaque mot a haute voix ; il voyait les reperes necessaires pour tisser le sort a l’aide du son de la voix, du mouvement du corps ainsi que celui de la main.
Muets et immobiles en depit de quelques frissons, les autres garcons l’observaient : le grand sort commencait a se produire. La voix de Ged n’avait rien perdu de sa douceur, mais elle recelait maintenant un chant grave, et les mots qu’il prononcait leur etaient inconnus. Puis il se tut. Soudain le vent se leva, grondant parmi les herbes. Ged tomba a genoux et lanca une clameur. Puis il se pencha en avant comme pour prendre la terre entre ses bras tendus ; et, quand il se leva, il tenait entre ses mains et ses bras quelque chose de sombre, quelque chose qui etait si lourd qu’il tremblait dans son effort pour se relever. Le vent chaud sifflait au milieu des herbes noires de la butte, et si les etoiles brillaient, nul en cet instant ne les voyait.
Les mots de l’enchantement, graves ou aigus, flottaient sur les levres de Ged. Puis soudain, il lanca d’une voix nette et forte : « Elfarranne ! »
Il repeta le nom : « Elfarranne ! »
— Une troisieme fois enfin : « Elfarranne ! »
— La masse informe et tenebreuse qu’il avait soulevee se separa, se disjoignit, et un pale fuseau de lumiere se mit a luire entre ses bras ouverts, un ovale flou qui s’elevait depuis le sol jusqu’a la hauteur de ses mains. La, dans cet ovale de lumiere, tous virent un instant bouger une forme, une silhouette humaine : une grande femme qui regardait derriere elle, par dessus son epaule. Son visage etait magnifique, mais il refletait une affliction et une crainte immenses.
L’esprit n’apparut que durant un tres court instant. Au bout de quelques secondes, l’ovale blafard entre les bras de Ged s’illumina, s’elargit et s’etendit, percant les tenebres de la terre et de la nuit, dechirant le tissu du monde. Dans cette faille jaillit une formidable lueur. Au milieu de la breche eblouissante surgit une sorte de tache d’ombre rampante ; aussi vive que hideuse, la forme noire se jeta droit au visage de Ged.
Ged recula en chancelant sous le poids de l’apparition et poussa un cri rauque. Le petit otak, l’animal qui etait perche sur l’epaule de Vesce et n’avait pas de voix, poussa lui aussi un cri, et il bondit comme pour attaquer.
Ged tomba, luttant et se debattant, tandis que la dechirure dans les tenebres au-dessus de lui s’ecartait et gagnait en etendue. Les garcons qui se trouvaient alentour prirent la fuite, et Jaspe courba la tete en protegeant ses yeux de la terrible lumiere. Seul Vesce se precipita aupres de son ami. Aussi fut-il le seul a voir la masse d’ombre qui s’etait jetee sur Ged et tentait de le dechiqueter. On eut dit un fauve noir, de la taille d’un jeune enfant, mais il semblait tantot grand, tantot petit ; il n’avait ni tete ni visage, mais seulement quatre pattes griffues dont il se servait pour saisir et dechirer. Devant cette horreur, Vesce gemit, et cependant il etendit les bras pour tenter d’arracher cette chose de Ged ; mais, avant qu’il eut pu la toucher, il fut soudain fige et ne parvint plus a faire le moindre mouvement.
Puis l’intolerable lueur se dissipa, et tres lentement les bords distordus et dechiquetes du monde se ressouderent. Non loin, une voix parlait doucement, comme le bruissement d’un arbre ou le murmure d’une fontaine.
Les etoiles se remirent a briller, et sur les flancs du tertre les herbes blanchirent sous les rayons de la lune qui commencait a se lever. La nuit etait guerie. L’equilibre de la lumiere et des tenebres etait restaure. L’ombre- bete avait disparu. Ged gisait etendu sur le dos, les bras ecartes comme s’ils eussent encore ete fideles a l’ample geste de bienvenue et d’invocation. Le sang avait noirci son visage, et sa chemise etait maculee de grandes taches foncees. Le petit otak vint se blottir pres de son epaule en frissonnant. Et au-dessus de lui se dressait la silhouette d’un vieil homme dont la cape luisait legerement sous la lune : l’Archimage Nemmerle.
Comme un reflet d’argent, le bout du baton de Nemmerle passa au-dessus de la poitrine de Ged, effleurant une fois son c?ur et une fois ses levres, tandis que l’Archimage murmurait quelque chose. Ged fit quelques mouvements et ouvrit les levres, en quete d’air. Puis le vieil Archimage souleva son baton, le posa au sol et s’appuya dessus en courbant le chef, comme s’il eut eprouve toutes les peines du monde a se soutenir lui- meme.
Vesce se trouva libre de ses mouvements. Il regarda tout autour de lui et vit que d’autres, les Maitres Appeleur et Changeur, etaient deja la. On n’effectue pas un acte de grande sorcellerie sans eveiller l’attention de tels hommes, en effet, et ils pouvaient se deplacer avec une celerite sans pareille en cas de necessite. Toutefois, nul n’avait ete aussi prompt que l’Archimage. Ils allerent aussitot querir de l’aide, et une partie de ceux qui etaient venus repartirent aux cotes de l’Archimage, tandis que d’autres, dont Vesce, emporterent Ged dans les chambres du Maitre Herbier.
Toute la nuit durant, l’Appeleur demeura sur le Tertre de Knoll. Il fit le guet, mais rien ne se manifesta sur la pente ou avait ete dechiree l’etoffe du monde. Nulle ombre ne vint ramper en cherchant la faille par laquelle elle pourrait regagner son territoire. La presence de Nemmerle et les puissants sorts-murailles qui entourent et protegent l’Ile de Roke l’avaient fait fuir ; mais maintenant elle etait dans le monde. Quelque part dans le monde, elle attendait, cachee. Si cette nuit-la Ged avait trouve la mort, elle eut pu tenter de trouver la porte qu’il avait ouverte et le suivre au royaume des tenebres, ou retourner au lieu secret d’ou elle provenait ; c’est pour cette raison que l’Appeleur veilla toute la nuit sur le Tertre de Roke. Mais Ged survecut.
On l’avait couche dans la chambre de guerison, et le Maitre Herbier soigna les blessures dont il souffrait a la tete, a la gorge, ainsi qu’a l’epaule. C’etaient des plaies profondes, irregulieres, de bien mauvaises plaies. Elles recelaient un sang noir impossible a etancher en depit des charmes et des feuilles de periote qui les recouvraient, enveloppees dans des toiles d’araignee. Ged etait aveugle, en proie au delire, ronge par une fievre qu’aucun sort ne pouvait apaiser.
Non loin de la, dans la cour a ciel ouvert ou coulait la fontaine, l’Archimage etait lui aussi couche, immobile, mais il avait froid, tres froid : seuls vivaient ses yeux, qui fixaient sous la lune la petite cascade et les feuilles fremissantes. Ceux qui se trouvaient a ses cotes ne prononcaient aucun sort, ne lui prodiguaient aucun soin. De temps a autre, ils echangeaient doucement quelques mots, puis se retournaient pour contempler leur Seigneur. Il ne bougeait pas. Son nez aquilin, son front haut, ses cheveux blancs, tout, dans la clarte lunaire, avait la couleur de l’os. Pour maitriser le sort desempare et ecarter l’ombre de Ged, Nemmerle avait fait usage de tout son pouvoir, et ce faisant il avait epuise les ressources de son corps : il etait moribond. Mais la mort d’un grand mage qui maintes fois au cours de sa vie a gravi les versants arides et escarpes du royaume de la mort, la mort d’un grand mage est une bien etrange chose, car le mourant ne s’en va pas en aveugle, il part avec confiance, il connait le chemin. Lorsque Nemmerle enfin leva les yeux, ceux qui veillaient aupres de lui ne surent si son regard, entre les feuilles de l’arbre, s’adressait aux etoiles de l’ete s’echouant sur le rivage de l’aube, ou aux autres astres, a ceux qui jamais ne disparaissent au-dessus des monts de la nuit eternelle.
Le corbeau d’Osskil, qui pendant trente ans lui avait tenu compagnie, s’envola cette nuit-la. Nul ne sut dans quelle direction. « Il vole preceder son maitre », dit le Maitre Modeleur tandis qu’il veillait avec ses compagnons.
Vint le jour, dans sa chaleur et sa clarte. Le silence regnait dans la Grande Maison comme dans les rues de Suif, et nulle voix ne s’eleva jusqu’aux environs de midi ; a ce moment, les cloches de fer firent retentir dans la Tour du Chantre leurs clameurs brutales.
Le lendemain, les Neuf Maitres de Roke se rassemblerent en un lieu, quelque part sous les arbres sombres du Bosquet Immanent. Et meme en cet endroit ils eleverent autour d’eux neuf murailles de silence de sorte que nulle personne ou puissance ne put leur parler ou les epier tandis qu’ils choisiraient, parmi les mages de Terremer tout entiere, celui qui serait le nouvel Archimage. Leur choix se porta sur Gensher de Wey. Aussitot ils envoyerent un navire franchir la Mer du Centre jusqu’a l’Ile de Wey pour ramener l’Archimage a Roke. Le Maitre Ventier se placa a la poupe, eleva le vent de mage pour gonfler la voile, et rapidement le bateau prit le large, avant de disparaitre completement.
De ces evenements, Ged ne sut rien. Pendant quatre semaines de cet ete torride il resta alite, aveugle, sourd, muet, gemissant cependant parfois et poussant des cris, tel un animal. Mais lorsqu’enfin les soins patients du Maitre Herbier firent leur effet, ses plaies commencerent a se refermer et la fievre le quitta. Petit a petit, il parut entendre de nouveau ; mais il resta muet. Par une belle journee d’automne, le Maitre Herbier ouvrit les volets de la chambre ou se trouvait Ged, qui n’avait connu que les tenebres depuis la terrible nuit du Tertre de Roke. Ce matin-la, il vit la lumiere du jour, l’eclat du soleil, et, cachant de ses mains son visage couvert de cicatrices, il pleura amerement.
Aux premiers jours de l’hiver, il parlait encore avec difficulte, trebuchant sur les mots. Le Maitre Herbier le