malgre l’heure tardive, car le printemps allait deja vers l’ete. Aux fenetres de la Grande Maison, il vit bientot briller la lumiere des lanternes et des lueurs-de-feu, tandis que, plus bas, les rues de Suif etaient plongees dans les tenebres. Des chouettes hululaient au-dessus des toits, et aux alentours de la riviere des chauves-souris voletaient dans le crepuscule. Assis sans bouger, Ged cherchait comment apprendre le nom du Gardien, par force, par ruse ou par sorcellerie. Mais plus il reflechissait, moins il voyait, parmi tous les arts de sorcellerie qu’il avait appris en cinq ans a Roke, lequel pouvait lui servir a arracher un tel secret a un tel mage.

Il se coucha dans l’herbe et dormit a la belle etoile, l’otak niche dans sa poche. Apres le lever du soleil, n’ayant toujours rien mange, il alla frapper a la porte de la Maison. Le Gardien ouvrit.

« Maitre », lui dit Ged, « je ne puis vous prendre votre nom de force, n’etant pas assez robuste, et je ne puis l’obtenir par la ruse, n’etant pas assez intelligent. Je me contenterai donc de demeurer ici, d’apprendre ou de servir, selon votre desir, a moins que vous n’acceptiez de repondre a une question. »

— « Pose ta question. »

— « Quel est votre nom ? »

Le Gardien sourit, et lui dit son nom ; et Ged, le repetant, penetra dans la fameuse Maison pour la derniere fois.

Lorsqu’il la quitta, il portait une lourde cape bleu nuit, present de la commune de Torning Bas vers laquelle il se dirigeait, car un sorcier y etait desire. Il tenait egalement un baton haut comme lui, taille dans une branche d’if et chausse de bronze. Le Gardien lui dit adieu en lui ouvrant la porte de derriere de la Grande Maison, la porte de corne et d’ivoire, et il descendit les rues de Suif jusqu’au navire qui l’attendait sur les eaux claires du matin.

V. LE DRAGON DE PENDOR

A l’ouest de Roke, entre les vastes contrees d’Hork et d’Ensmer, se trouvent groupees les Quatre-Vingt-Dix Iles. La plus proche de Roke est Serd, la plus eloignee Seppish. Sont-elles au nombre de quatre-vingt-dix ? C’est une question a laquelle il n’est pas possible de repondre de maniere definitive, car si l’on ne compte que les iles pourvues de sources d’eau fraiche, on peut en denombrer soixante-dix, tandis qu’en comptant chaque rocher on peut parvenir a cent avant meme d’en avoir acheve le compte… et il ne faut pas oublier la maree. Les passes entre les ilots sont resserrees et les douces marees de la Mer du Centre, desorientees, y montent haut et y descendent bas, de sorte que trois iles peuvent se trouver a maree basse la ou, a maree haute, on n’en voit qu’une seule. Neanmoins, malgre le danger de ces marees, tous les enfants barbotent des qu’ils sont en age de marcher, et ils disposent chacun d’un petit bateau a rames. Les femmes traversent la passe en barque pour aller prendre un the de roussevive chez la voisine : les marchands ambulants vantent leurs produits au rythme de leurs rames. Toutes les routes sont faites d’eau salee, uniquement entravees par les filets jetes d’une maison a l’autre a travers les goulets pour prendre les petits poissons qu’on appelle turbilles.

C’est leur huile qui fait la richesse des Quatre-Vingt-Dix Iles. Il y a peu de ponts, et aucune ville d’importance. Chaque ilot regorge de fermes et d’habitations de pecheurs et appartient a une commune qui en regroupe une dizaine ou une vingtaine. L’une d’elles, la plus a l’ouest, etait Torning Bas, tournee non pas vers la Mer du Centre mais vers l’ocean desert, vers cette lugubre partie de l’Archipel ou ne se voit que Pendor, l’ile devastee par les dragons, et, plus loin, les eaux desolees du Lointain Ouest.

Une maison etait deja appretee pour le nouveau sorcier de la commune. Batie sur une hauteur au milieu de verdoyants champs d’orge, elle etait protegee du vent d’ouest par un bosquet d’arbres empourpres de fleurs. De la porte, on voyait les autres toits de chaume, les haies et les jardins, d’autres ilots, comportant egalement leurs toits, leurs collines et leurs champs, et au milieu d’eux tous les bras de mer aux meandres scintillants. C’etait une pauvre demeure sans fenetres, au sol de terre battue, et pourtant plus riche que celle dans laquelle Ged avait vu le jour. Les Iliens de Torning Bas, manifestant une crainte respectueuse a l’egard du sorcier de Roke, lui demanderent de leur pardonner l’humilite de cette maison. « Nous n’avons pas de pierres pour batir nos maisons », lui dit l’un d’eux. « Aucun de nous n’est reellement riche, mais chacun de nous mange a sa faim », dit un autre, et un troisieme ajouta : « Au moins, vous y serez au sec, car j’ai moi-meme recouvert le toit de chaume, monsieur. » Et pour Ged, elle valait n’importe quel palais. Il remercia sincerement les representants de la commune, au nombre de dix-huit, de sorte que chacun d’entre eux repartit dans sa petite barque annoncer aux pecheurs et aux femmes de son ile que le nouveau sorcier etait un jeune gars curieux a la mine severe, qui parlait peu mais bien, et sans orgueil.

Peut-etre Ged n’avait-il guere de raisons d’etre fier de ce premier magistere. Tres souvent, les sorciers eduques a Roke partaient en effet pour des villes ou chateaux, ou ils servaient de grands seigneurs qui les tenaient en haute estime. En temps ordinaire, ces pecheurs de Torning Bas n’auraient eu pour eux tous qu’une sorciere ou un sorcier de village pour enduire de charmes les filets, chanter au-dessus des barques neuves, et guerir betes et hommes de leurs petits maux. Mais le vieux Dragon de Pendor avait eu des petits, sur le tard : neuf dragons, disait-on, hantaient les tours en ruine des Seigneurs de la Mer du Pendor et trainaient leurs panses couvertes d’ecailles sur les escaliers de marbre et par les portes en ruine. Cette ile morte ne pouvant leur offrir de nourriture, une prochaine annee les verrait s’envoler lorsqu’ils seraient plus forts et affames. Un vol de quatre betes avait deja ete apercu au-dessus des cotes du sud-ouest d’Hosk, ne crachant pas le feu mais epiant les parcs a moutons, les granges et les villages. La faim du dragon est lente a venir, mais difficile a assouvir. Aussi les Iliens de Torning Bas etaient-ils venus a Roke implorer qu’on leur donne un sorcier pour les proteger de la menace qui pointait a l’horizon ; et l’Archimage avait juge leurs craintes fondees.

Le jour ou il l’avait fait sorcier, l’Archimage avait dit a Ged : « Il n’y a la-bas aucun confort, aucune gloire, aucune richesse, aucun risque non plus peut-etre. Veux-tu y aller ? »

— « J’irai », avait repondu Ged, qui ne faisait pas simplement qu’obeir. Depuis la nuit du Tertre de Roke, il avait pour la gloire et la vanite autant de dedain qu’il avait eu de desir. Maintenant, il ne cessait de douter de sa force et il redoutait son pouvoir. Mais il faut dire que l’histoire des dragons avait aussi grandement attise sa curiosite. A Gont, les dragons n’existent plus depuis des centaines et des centaines d’annees, et jamais un dragon ne se fut aventure a portee de nez, de vue ou de sort de Roke, ce qui fait que, la egalement, ils n’apparaissent que dans les contes et les chansons. Ged avait appris a Roke tout ce qu’il pouvait savoir sur les dragons ; mais rencontrer un dragon dans un texte et dans la realite devaient etre choses bien differentes. La chance qui se presentait devant lui etait belle, et avec empressement il repondit : « J’irai. »

L’Archimage avait hoche la tete, mais son regard etait sombre. « Dis-moi », dit-il enfin, « as-tu peur de quitter Roke ? Ou bien as-tu hate d’etre parti ? »

— « Les deux, mon seigneur. » Gensher hocha de nouveau la tete. « Je ne sais pas si je fais bien de t’envoyer hors de la securite que tu connais ici », dit-il d’une voix tres basse. « Je ne vois pas le chemin qu’il te faut parcourir, il n’est que tenebres. Et il y a dans le Nord une puissance, quelque chose qui est capable de te detruire, mais je ne puis dire ce que c’est ni ou cela se trouve, sur ta route passee ou a venir, car tout est dans l’ombre. Quand les hommes de Torning Bas sont venus ici, j’ai aussitot songe a toi, car l’endroit me paraissait sur et a l’ecart ; tu aurais le temps d’y recouvrer tes forces. Mais j’ignore s’il existe aucun endroit qui soit sur pour toi ; j’ignore par ou doit passer ton chemin. Et je ne veux pas t’envoyer dans les tenebres… »

Au debut, Ged trouva plaisante la maison sous les arbres en fleurs. Il y demeura, scrutant longuement le ciel a l’ouest et guettant de son oreille de sorcier le son des ailes couvertes d’ecailles. Mais il ne vint aucun dragon. Ged pechait depuis sa jetee et s’occupait de son petit bout de jardin. Il passait des journees entieres a mediter sur une page, une ligne ou un mot des Livres de Savoir qu’il avait apportes de Roke, assis en ete sous les arbres tandis que l’otak dormait a cote de lui ou chassait la souris dans les forets d’herbes et de marguerites. Il pretait egalement son concours aux habitants de Torning Bas, en qualite de gueritout et de changeur de temps. Jamais il ne lui vint a l’esprit qu’un sorcier pourrait avoir honte de se livrer a des taches aussi simples, car etant enfant il avait servi une sorciere chez un peuple plus pauvre encore que celui-ci. Toutefois, les villageois lui demandaient peu de choses, en partie parce que c’etait un sorcier de l’ile des Sages, en partie a cause de son silence et de son visage blesse. Voila qui etait bien curieux pour quelqu’un d’aussi jeune ; et cela mettait les gens mal a l’aise.

Il trouva pourtant un ami, un charpentier qui fabriquait des bateaux et habitait sur la premiere ile a l’est. Il s’appelait Pechvarry. Ils s’etaient rencontres sur la jetee, ou Ged s’etait arrete pour l’observer monter le mat d’une petite barque. Levant les yeux vers le sorcier en souriant, il lui avait dit : « Voila presque la fin d’un bon mois de labeur. Je suppose que vous auriez pu faire ca en une minute, d’un seul mot, hein, monsieur ? »

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