— « J’aurais pu le faire », repondit Ged, « mais il aurait sans doute sombre la minute d’apres, ou sinon j’aurais du maintenir les sorts. Mais si vous voulez… » Il s’arreta.

— « Oui, monsieur ? »

— « Oh, elle est bien jolie, votre petite barque, il ne lui manque rien ! Mais si vous voulez, je peux jeter sur elle un sort-liant pour qu’elle demeure bien etanche, ou un sort-trouvant pour que la mer la ramene toujours a son port. »

Il parlait avec hesitation, desireux de ne pas offenser l’artisan ; mais le visage de Pechvarry s’illumina. « Cette petite barque est pour mon fils, monsieur, et si vous acceptiez de lui jeter de tels charmes, ce serait de votre part une immense bonte, et un geste d’ami. » Ayant dit ces mots, il monta sur la jetee pour prendre la main de Ged et le remercier sur-le-champ.

Apres cela, ils travaillerent souvent ensemble, Ged ajoutant ses sortileges a l’ouvrage de Pechvarry pour parfaire la construction ou la reparation des bateaux, et apprenant en retour comment batir, mais aussi comment gouverner une embarcation sans avoir recours a la magie, car a Roke ce genre de navigation simple etait un peu considere comme un talent sacre. Ged, Pechvarry et son jeune fils Ioet naviguerent souvent a la voile comme a la rame dans les bras de mer ou les lagunes, a bord de differents bateaux. Ged finit par devenir un marin convenable, et son amitie avec Pechvarry se trouva scellee.

Un jour, vers la fin de l’automne, le fils du charpentier tomba malade. Sa mere envoya chercher la sorciere de l’Ile de Tesk, que l’on disait bonne guerisseuse, et tout sembla aller bien durant un jour ou deux. Mais au beau milieu d’une nuit de tempete, Pechvarry vint frapper a grands coups a la porte de Ged, le suppliant de venir sauver son fils. Ged le suivit en courant jusqu’a la maison du charpentier. En arrivant, Ged vit l’enfant sur sa couche, sa mere accroupie aupres de lui, silencieuse, et la sorciere en train de faire fumer des racines de courles et chantant le Chant Nage, le meilleur remede qu’elle possedat. Mais elle chuchota a Ged : « Seigneur Sorcier, je crois que cette fievre est la fievre rouge, et l’enfant en mourra cette nuit. »

Lorsque Ged s’agenouilla et posa ses mains sur le jeune malade, il comprit qu’elle avait raison et s’ecarta un instant. Au cours des derniers mois de sa longue maladie, le Maitre Herbier lui avait enseigne une bonne partie du savoir des guerisseurs, et la premiere et derniere lecon de ce savoir etait celle-ci : Soigne la blessure et gueris la maladie, mais laisse partir l’esprit mourant.

Voyant son geste et sa signification, la mere se mit a hurler son desespoir, mais Pechvarry l’apaisa en disant : « Le Seigneur Epervier le sauvera, femme, inutile de pleurer. Il est aupres de lui, maintenant. Il peut le faire. »

Entendant les plaintes de la mere et voyant la confiance que lui vouait Pechvarry, Ged voulut ne pas les decevoir. Il repudia son propre jugement et se dit que l’enfant pourrait peut-etre etre sauve s’il parvenait, lui, a faire tomber la fievre. Il dit : « Je ferai de mon mieux, Pechvarry. »

Il commenca a mouiller l’enfant d’eau de pluie froide fraichement recueillie devant la maison, puis prononca l’une des formules destinees a calmer la fievre ; mais le sort n’opera pas, et brusquement Ged se dit que l’enfant etait en train de mourir dans ses bras.

Requerant d’un seul coup la totalite de son pouvoir, sans la moindre pensee pour lui-meme, il lanca son esprit sur les traces de celui de l’enfant afin de le ramener chez lui. Il cria le nom de l’enfant : « Ioet ! » Pensant avoir percu une tres faible reponse a l’interieur de sa tete, il poursuivit ses efforts et appela encore. Puis il vit, loin devant lui, le petit garcon devalant a toute vitesse une pente noire, comme le versant d’une gigantesque colline. Il n’y avait pas un bruit, et les etoiles au-dessus du mont etaient des etoiles que ses yeux n’avaient jamais vues. Pourtant, il connaissait par c?ur les constellations : la Gerbe, la Porte, Celle Qui Tourne, l’Arbre. C’etaient les etoiles qui ne se couchent pas, celles qui ne palissent jamais parce que le jour jamais ne les menace. Il avait suivi l’enfant mourant trop loin.

Sachant cela, il se retrouva seul sur le flanc de la colline tenebreuse. Il etait difficile, tres difficile, de revenir en arriere.

Il se retourna lentement. Lentement, il fit un pas pour remonter la pente, puis un autre, et progressa ainsi, lentement. Un immense effort de volonte accompagnait chaque pas. Et chaque pas etait plus penible que le precedent.

Les etoiles ne bougeaient pas. Pas un souffle de vent ne balayait le versant escarpe et desseche. Dans le vaste royaume des tenebres, il etait le seul etre en mouvement, grimpant lentement. Lorsqu’il parvint au sommet de la colline, il vit un muret de pierres. Mais, derriere le muret, une ombre lui faisait face.

L’ombre n’avait pas la forme d’un homme ni celle d’une bete. Elle etait informe, difficile a discerner ; mais elle murmurait, bien que ce murmure ne contint pas de mots, et s’avancait vers lui. Elle se trouvait du cote des vivants, et lui se trouvait du cote des morts.

Ou bien il devait descendre la colline jusqu’aux terres desertes et aux villes obscures des morts, ou bien il devait franchir le muret pour rejoindre la vie, ou l’attendait la chose informe et demoniaque.

Il leva bien haut le baton d’esprit qu’il tenait a la main ; et, avec ce geste, la force lui vint. Mais comme il s’appretait a sauter par-dessus le muret juste en face de l’ombre, son baton fut subitement embrase d’une lumiere blanche et eblouissante en ce lieu tenebreux. Il fit un bond, se sentit tomber et ne vit plus rien.

Et voici ce que virent Pechvarry, son epouse et la sorciere : le jeune sorcier s’etait arrete au milieu de son sort et avait un instant tenu l’enfant immobile. Puis il avait doucement depose le petit Ioet sur sa couche et s’etait releve, silencieux, son baton a la main. Puis, tout a coup, il avait leve bien haut son baton, qui fut enveloppe d’un feu blanc, comme s’il eut dans sa main tenu un eclair ; et tous les objets qui se trouvaient a l’interieur de la maison apparurent d’une facon etrange et inquietante a la lumiere de ce feu passager. Et lorsqu’ils cesserent d’etre eblouis, ils virent le jeune homme gisant sur le sol de terre battue, pres du lit ou gisait l’enfant mort.

Pechvarry pensait que le sorcier etait mort, lui aussi. Sa femme fondit en larmes, mais il resta hebete, sans mouvement. Cependant la sorciere avait appris par oui-dire certaines choses concernant la magerie et les diverses manieres dont peut s’en aller un vrai sorcier ; elle veilla donc a ce que Ged, bien que froid et inerte, fut traite non comme un mort, mais comme un homme souffrant ou en transe. On l’emporta chez lui, et une vieille femme demeura a ses cotes pour voir s’il s’eveillerait ou s’il devait dormir a jamais.

Le petit otak s’etait cache dans les combles de la maison ; ainsi reagissait-il lorsqu’entraient des etrangers. Il resta la pendant que la pluie tambourinait sur les murs et que le feu mourait peu a peu. Lorsque, la nuit approchant de sa fin, la vieille se mit a somnoler pres de l’atre en dodelinant de la tete, l’otak descendit de sa cachette et s’en vint aupres de Ged etendu sur le lit, raide et immobile. Il se mit a lui lecher les mains et les poignets de sa petite langue brune, longuement et patiemment. Puis, couche pres de sa tete, il lui lecha egalement la tempe et sa joue meurtrie, ainsi que ses yeux clos, avec beaucoup de douceur. Et sous cette douce caresse, tres lentement, Ged s’anima. Il s’eveilla, ignorant d’ou il venait, ou il se trouvait et quelle etait cette luminosite grisatre dans l’air autour de lui. C’etait la lumiere du jour naissant. Sa tache accomplie, l’otak se roula en boule pres de son epaule, comme a l’accoutumee, et s’endormit.

Par la suite, lorsqu’il songea a cette nuit, Ged se rendit compte que si nul ne l’avait touche pendant la perte de son esprit, si nul ne l’avait rappele d’une maniere ou d’une autre, il eut pu etre perdu pour de bon. Seule l’avait sauve l’aveugle et instinctive sagesse de l’animal qui leche son compagnon blesse pour le reconforter ; et cependant dans cette sagesse Ged voyait quelque chose qui se rapprochait de son propre pouvoir, quelque chose qui etait aussi profond que la sorcellerie. Depuis, il demeura persuade que l’homme sage est celui qui ne se detache jamais des autres creatures vivantes, qu’elles aient ou non le don de la parole ; et, dans les annees qui suivirent, il s’efforca patiemment d’apprendre ce qu’on peut apprendre, en silence, du regard des animaux, du vol des oiseaux, du lent et ample mouvement des arbres.

Il venait donc de faire sans dommage, pour la premiere fois, la fameuse traversee que seul un sorcier peut accomplir les yeux ouverts, et que meme le plus grand des mages ne peut entreprendre sans risques. Mais, a son retour, il trouvait la douleur et la peur. La douleur etait pour son ami Pechvarry, la peur etait pour lui-meme. Il savait maintenant pourquoi l’Archimage redoutait de le laisser s’en aller et pourquoi son esprit assombri n’avait pu entrevoir son avenir. Car c’etaient les tenebres elles-memes qui l’avaient attendu, la chose sans nom, l’etre qui n’appartenait pas au monde, l’ombre qu’il avait liberee ou creee. Elle l’avait attendu en esprit durant toutes ces longues annees, au pied du mur qui separe la mort de la vie, et elle avait fini par le retrouver. A present, elle allait suivre ses traces pour tenter de s’approcher de lui, s’emparer de sa force, sucer sa vie et se vetir de sa chair.

Peu apres, il reva de cette chose en la voyant comme un ours sans tete rodant le long des murs de la maison, cherchant la porte. Il n’avait pas fait un tel reve depuis la guerison des blessures que lui avait infligees la

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