creature ; et lorsqu’il s’eveilla, faible et frissonnant de froid, les cicatrices de son visage et de son epaule lui firent mal.
Une mauvaise periode commencait. Maintenant, chaque fois qu’il revait de l’ombre ou tout simplement y pensait, il ressentait toujours le meme froid, la meme apprehension : il allait perdre ses esprits et son pouvoir, qui s’ecouleraient hors de lui, et il demeurerait stupide et sans defense. Il maudit sa couardise, mais cela ne servait a rien. Il se mit en quete d’une protection, mais rien ne s’offrait a lui : la chose n’etait pas de chair, elle n’etait pas vivante, ce n’etait pas un esprit, elle n’avait pas de nom ; elle n’etait rien d’autre que ce que lui-meme lui avait donne… Une puissance terrible qui echappait aux lois du monde du soleil. De cette puissance, il ne savait qu’une chose : elle etait attiree vers lui et essayerait de manifester sa volonte a travers lui, car elle etait
Il eleva autour de sa maison et de son ile des barrieres de sortileges aussi efficaces que possible, mais de telles murailles de sorts doivent etre constamment renouvelees, et il ne tarda pas a se rendre compte que s’il depensait tout son pouvoir pour maintenir ces protections, il ne serait plus d’aucune utilite aux insulaires. Que ferait-il, pris entre deux ennemis, si un dragon venait de Pendor ?
Il reva de nouveau, mais cette fois l’ombre etait a l’interieur de sa maison et s’avancait vers lui dans l’obscurite en murmurant des mots qu’il ne comprenait pas. Il se reveilla, terrorise, et fit voler la lueur-de-feu dans tous les coins de la piece jusqu’a ce qu’il se rendit compte qu’aucune ombre ne s’y trouvait. Puis il posa quelques buches sur les braises et s’assit devant le foyer, ecoutant le vent d’automne jouer avec le toit de chaume et gemir plus haut dans les grands arbres nus ; il medita longuement. Une vieille colere s’etait eveillee en lui. Il ne pouvait souffrir d’attendre dans l’impuissance, de rester prisonnier d’une petite ile en murmurant d’inutiles sorts de garde et de protection. Mais il ne pouvait pas tout bonnement echapper a son piege, car, en faisant cela, il romprait la promesse qu’il avait faite aux insulaires et les laisserait sans defense devant l’attaque imminente du dragon. Il n’avait guere le choix.
Le lendemain matin, il descendit au grand quai de Torning Bas, et, trouvant parmi les pecheurs le Chef Ilien, lui dit : « Il faut que je quitte ce lieu. Je suis en danger, et je vous mets en danger. Il faut que je m’en aille. Aussi vous demande-je la permission de partir pour faire disparaitre les dragons de Pendor, afin que soit accomplie la tache que vous m’avez confiee et que je puisse librement m’en aller. Et si je venais a echouer, c’est que j’eusse egalement echoue en les affrontant ici, et mieux vaut connaitre l’issue tout de suite. »
L’Ilien le regarda bouche bee. « Seigneur Epervier, dit-il, il y a neuf dragons la-bas ! »
— « On dit que huit d’entre eux sont encore jeunes. »
— « Mais le vieux… »
— « Je vous le dis, il faut que je parte d’ici. Je vous demande votre permission et commencerai par vous soulager du peril de ces dragons, si je le puis. »
— « Comme il vous plaira, Monsieur », fit lugubrement l’Ilien. Tous ceux qui avaient ecoute la conversation se dirent que c’etait folie ou temerite de la part de leur jeune sorcier, et ils le regarderent partir avec tristesse, persuades de ne plus le revoir. Certains laisserent entendre qu’il allait simplement rebrousser chemin jusqu’a la Mer du Centre en longeant Hosk, et les abandonner a leur triste sort ; d’autres, dont Pechvarry, estimerent qu’il etait devenu fou et qu’il allait au-devant de la mort.
Quatre generations durant, tous les bateaux avaient tenu le cap de maniere a croiser bien loin des cotes de l’ile de Pendor. Nul mage n’etait jamais venu combattre le dragon, car l’ile ne se trouvait sur aucune route maritime, et elle avait eu pour maitres des pirates, des preneurs d’esclaves et des hommes de guerre hais par tous les peuples du sud-ouest de Terremer. Pour cette raison, nul n’avait cherche a venger le Seigneur de Pendor apres que le dragon, venu de l’ouest, l’eut subitement assailli, lui et ses hommes festoyant dans la tour, qu’il les eut rotis dans les flammes de sa gueule et qu’il eut chasse tous les villageois jusqu’a la mer au milieu des hurlements. Pendor n’avait donc pas ete vengee. On l’avait laissee au dragon, avec tous ses ossements, ses tours et ses joyaux voles aux princes des cotes, de Pain et d’Hosk, depuis longtemps disparus.
Tout cela, Ged le savait, et il en savait meme davantage, car depuis le jour de son arrivee a Torning Bas il n’avait fait que reflechir a tout ce qu’il avait appris sur les dragons. Menant vers l’ouest sa petite barque – sans ramer ni faire usage du metier de marin que lui avait appris Pechvarry, mais naviguant grace a ses sortileges avec le vent de mage pour gonfler la voile et un sort sur la proue et la quille pour garder le cap – il regardait maintenant l’ile morte se lever a la lisiere de la mer. Il voulait aller vite et avait donc fait appel au vent de mage, car il redoutait ce qui se trouvait derriere lui plus encore que ce qui se trouvait devant. Mais comme les heures passaient, sa peur impatiente se transforma en une sorte de joie farouche. Au moins, il affrontait ce danger par sa propre volonte, et plus il s’en rapprochait, plus il etait certain d’etre enfin libre, ne fut-ce que pour une heure avant sa mort. L’ombre n’osait pas le suivre dans la gueule d’un dragon. La mer grise roulait des vagues aux cretes blanches, et le vent du nord poussait de sombres nuages devant lui. Cap toujours a l’ouest, la voile gonflee par le vent de mage, il apercut finalement les rochers de Pendor, les rues desertes de la ville et les tours en ruine.
A l’entree du port, situe dans une baie peu profonde a la courbe reguliere, il abattit son charme de vent et immobilisa son petit bateau, qui se mit a danser doucement sur les vagues. Puis il requit le dragon : « Usurpateur de Pendor, viens donc defendre tes tresors voles ! »
Sa voix ne porta pas bien loin dans le bruit des rouleaux se fracassant sur le rivage de cendres, mais les dragons ont l’oreille fine. Aussitot, de l’une des ruines sans toit de la ville, l’un d’eux vint vers Ged comme une immense chauve-souris, decrivant de grands cercles dans le vent du nord. Il etait entierement noir, les ailes et l’echine peu epaisses. A la vue de cette creature, qui etait un mythe pour son peuple, Ged sentit se gonfler son c?ur ; il eclata de rire et cria : « Va dire au Vieux Dragon de venir, espece de ver aile ! »
Car celui-ci etait l’un des jeunes dragons nes plusieurs annees auparavant d’une dragonne du Lointain Ouest qui avait depose ses ?ufs enormes – on dit que leur enveloppe est dure comme du cuir – dans une piece ensoleillee de la tour eventree et avait aussitot repris son vol, laissant au Vieux Dragon de Pendor le soin de veiller sur ses jeunes lorsqu’ils sortiraient de leur coquille en rampant comme de malefiques lezards.
Le jeune dragon ne repondit pas. Il n’etait pas grand, guere plus, sans doute, qu’un vaisseau de quarante rames, et maigre comme un ver malgre l’envergure de ses ailes membraneuses et noires. Il n’avait pas encore atteint la taille d’un adulte, et il lui manquait encore la voix et la malice des dragons. Telle une fleche, il fondit droit sur le petit bateau de Ged en ouvrant ses longues machoires herissees de dents ; Ged n’eut donc qu’a lier et figer ses ailes et ses membres au moyen d’un sort unique mais suffisamment puissant pour l’envoyer plonger dans la mer comme une pierre, et les flots gris se refermerent sur lui.
Deux dragons semblables au premier s’eleverent depuis le pied de la plus haute tour. Tout comme le premier, ils plongerent droit sur Ged, et de la meme facon il les prit tous les deux, les precipita dans la mer et les noya, sans meme avoir a lever son baton de sorcier.
Apres un certain temps, trois autres dragons s’en vinrent vers lui depuis l’ile. L’un d’eux etait beaucoup plus gros, et du feu roulait entre ses machoires. Les deux autres vinrent directement a lui en agitant vivement et bruyamment leurs ailes, mais le premier arriva tres rapidement par-derriere en decrivant un arc de cercle, afin de bruler Ged et sa barque dans son souffle enflamme. Deux venant du nord et l’un du sud, aucun sort liant ne pouvait les emprisonner ensemble. A l’instant ou il comprit cela, Ged composa aussitot un sort de Changement, et en un clin d’oeil il s’envola de son bateau sous la forme d’un dragon.
Deployant de larges ailes et sortant ses ergots, il alla a la rencontre des deux dragons venant du nord pour les consumer de son haleine enflammee, puis se tourna vers le troisieme, qui etait plus grand que lui et egalement arme de feu. Au-dessus des vagues grises, dans le vent, ils se depasserent, se lancerent des coups de gueule, plongerent, soufflerent jusqu’a etre cernes d’une epaisse fumee rougie par le brasier de leurs gorges feroces. Soudainement, Ged prit de la hauteur, et l’autre le suivit. Puis, en plein vol, le dragon-Ged, etendant ses ailes, s’arreta et s’abattit comme le font les faucons, griffes et ergots pointes vers le bas, et assaillant son adversaire en le frappant au cou et au flanc. Dans un ebouriffement d’ailes noires, de grosses gouttes de sang du dragon noir tomberent dans la mer. Lorsqu’enfin le dragon de Pendor parvint a se liberer, il s’enfuit a tire-d’aile jusqu’a l’ile, rasant pitoyablement les flots, et alla se trainer jusqu’a quelque puits ou quelque grotte de la ville en ruine.
Aussitot, Ged reprit sa forme, et sa place dans la barque, car il eut ete extremement perilleux de conserver cette forme de dragon plus longtemps que l’exigeait la necessite. Ses mains etaient noires, couvertes de sang brulant de dragon, et il portait de legeres brulures a la tete ; mais peu lui importait maintenant. Des qu’il eut repris son souffle, il lanca : « J’en ai vu six, cinq en ai tue ; on dit qu’il y en a neuf : sortez donc, vers que vous etes ! »