Elle continua. C’etait etrange, et depassait la pensee, depassait la peur, cette pale fleur de lumiere la ou il n’y avait jamais eu de lumiere, dans ce tombeau du trefonds de l’ombre. Dans ses vetements noirs, elle marchait sans bruit sur ses pieds nus. Au dernier tournant du couloir, elle s’arreta ; puis, tres lentement, fit le dernier pas, regarda, et vit.

Elle vit ce qu’elle n’avait jamais vu, bien qu’elle eut vecu une centaine de vies : l’immense caverne voutee sous les Pierres Tombales, creusee non de la main de l’homme, mais par les puissances de la Terre. Elle etait ornee de cristaux, de pinacles et de filigranes de calcaire blanc, ?uvre des eaux souterraines, depuis des eons : immense, avec un plafond et des murs etincelants, delicate, compliquee, palais de diamant, maison d’amethyste et de cristal, dont l’antique obscurite avait ete chassee par cette splendeur.

Non pas brillante, mais aveuglante, pour l’?il accoutume aux tenebres, etait la lumiere qui avait opere ce miracle. C’etait une clarte douce, comme celle du gaz des marais, qui se deplacait lentement a travers la caverne, faisant jaillir des milliers de scintillements du plafond precieux, et se mouvoir des milliers d’ombres fantastiques le long des parois gravees.

La lumiere brulait au bout d’un baton, qui ne produisait pas de fumee et ne se consumait point. Ce baton etait tenu par une main humaine. Et Arha vit le visage pres de la lumiere ; un visage sombre, le visage d’un homme. Elle ne bougea pas.

Longtemps il arpenta la vaste caverne. Il paraissait chercher quelque chose, regardait derriere les cataractes de dentelle de pierre, examinant les multiples couloirs qui menaient au-dehors, sans toutefois y penetrer. Et durant tout ce temps la Pretresse des Tombeaux demeura immobile, dans l’angle noir du passage, et attendit.

Ce qu’il lui etait peut-etre le plus difficile a concevoir, c’etait qu’elle avait devant les yeux un etranger. Elle avait tres rarement vu un etranger. Il lui semblait que ce devait etre l’un des gardiens – non, l’un des hommes de l’autre cote du mur, un chevrier ou un soldat, un esclave du Lieu ; et il etait venu contempler les secrets des Innommables, et peut-etre derober quelque chose aux Tombeaux…

Derober quelque chose. Voler les Puissances des Tenebres. Sacrilege ; le mot se forma lentement dans l’esprit d’Arha. C’etait un homme, et nul homme ne devait jamais fouler le sol des Tombeaux, le Lieu Sacre. Pourtant il etait la, dans cette caverne qui etait le c?ur des Tombeaux. Il y etait entre. Il avait fait de la lumiere la ou la lumiere etait proscrite, la ou il n’y en avait jamais eu depuis le commencement du monde. Pourquoi les Innommables ne le foudroyaient-ils pas ?

Il scrutait maintenant le sol rocheux, foui et bouleverse. On pouvait voir qu’un trou y avait ete ouvert et referme. Les mottes de terre detrempee qui avaient ete deplacees pour creuser les tombes n’avaient pas toutes ete aplanies.

Ses Maitres avaient devore ces trois-la. Pourquoi ne devoraient-ils pas celui-ci ? Qu’attendaient-ils ?

Que leurs mains agissent, que leur langue parle…

« Va-t’en ! Va-t’en ! Disparais ! » cria-t-elle tout a coup, a tue-tete. Des echos formidables se repercuterent, aigus et sonores, a travers la caverne, semblant troubler le visage sombre et surpris qui se tourna vers elle et, l’espace d’un moment, a travers la splendeur ebranlee de la caverne, la regarda. Puis la lumiere disparut. Toute splendeur disparut. Rien que le noir aveugle, et le silence.

A present, elle pouvait a nouveau penser. Elle etait liberee de l’envoutement de la lumiere.

Il avait du entrer par la porte de roc rouge, la Porte des Prisonniers ; il tenterait donc de s’enfuir par la meme voie. Legere et silencieuse comme les chouettes aux ailes discretes, elle effectua en courant le demi-circuit de la caverne, jusqu’au tunnel bas aboutissant a la porte qui ne s’ouvrait que de l’interieur. C’est la qu’elle s’arreta, a l’entree du tunnel. Aucun souffle d’air : il n’avait pas laisse la porte ouverte derriere lui. Elle etait close, et s’il etait dans le tunnel, il s’y trouvait pris au piege.

Mais il n’y etait pas. Elle en etait sure. Si pres, dans cet espace reduit, elle aurait entendu son souffle, senti la chaleur et la pulsation de sa vie meme. Il n’y avait personne dans le tunnel. Elle ecoutait. Ou pouvait-il etre ?

L’obscurite pesait sur ses yeux comme un bandeau. Avoir vu l’En-Dessous des Tombeaux la bouleversait : elle etait abasourdie. Elle ne l’avait connu que comme une region definie par l’ouie, par le toucher, par des mouvements d’air froid dans le noir ; une immensite ; un mystere, destine a ne jamais etre contemple. Mais elle l’avait contemple, et le mystere avait cede la place, non pas a l’horreur, mais a la beaute, mystere plus profond encore que celui des tenebres.

Elle avancait lentement a present, incertaine. Elle chercha a tatons le chemin du deuxieme passage a gauche, celui qui conduisait au Labyrinthe. La, elle fit halte et ecouta.

Ses oreilles ne lui en dirent pas plus que ses yeux. Mais, comme elle avait pose une main de chaque cote du cintre rocheux, elle ressentit une faible et obscure vibration, et percut dans l’air glace et renferme une odeur qui n’etait pas d’ici : l’odeur de la sauge qui poussait sur les collines desertes, en haut au grand air.

Calme, elle descendit lentement le couloir, guidee par son flair.

Au bout de cent pas peut-etre, elle l’entendit. Il etait presque aussi silencieux qu’elle, mais son pied n’etait pas aussi assure dans le noir. Elle entendit un raclement leger, comme s’il avait trebuche sur le sol inegal et avait aussitot repris son equilibre. Rien d’autre. Elle attendit un instant et se remit lentement en route, effleurant tres legerement la paroi du bout des doigts de sa main droite. Ils rencontrerent enfin une barre de metal arrondie. Elle s’arreta a cet endroit et palpa le morceau de fer jusqu’a ce que, presque a la limite de sa portee, elle eut touche une poignee de fer rugueux en saillie. Elle l’abaissa brusquement, de toutes ses forces.

Il y eut un grincement effrayant, puis un choc. Des etincelles bleues tomberent en averse. Des echos s’eteignirent, en desordre, tout au long du couloir derriere elle. Elle etendit les mains et sentit, a quelques centimetres seulement de son visage, la surface grelee d’une porte en fer.

Elle prit une longue inspiration.

Remontant lentement le tunnel jusqu’a l’En-Dessous des Tombeaux et longeant le mur a droite, elle se rendit a la trappe de la Salle du Trone. Elle ne se hatait point et marchait en silence, bien que le silence fut desormais inutile. Elle tenait son voleur. La porte qu’il avait franchie etait le seul moyen d’entrer ou de sortir du Labyrinthe : et on ne pouvait l’ouvrir que de l’exterieur.

Il etait maintenant la-bas, dans la noirceur souterraine, et ne ressortirait jamais.

Tres droite, elle passa lentement devant le Trone et penetra dans la longue salle garnie de colonnes. La ou, sur le haut trepied, une coupe de bronze debordait de la lueur rougeoyante du charbon de bois, elle fit demi-tour, et s’approcha des sept degres qui menaient au Trone.

Sur la marche la plus basse, elle s’agenouilla, et inclina son front sur la pierre froide et poussiereuse, jonchee d’os de souris echappes du bec des hiboux en chasse.

«  Pardonnez-moi d’avoir vu Vos tenebres violees » , dit-elle, sans toutefois prononcer les mots a haute voix. «  Pardonnez-moi d’avoir vu Vos Tombeaux profanes. Vous serez venges. O mes Maitres, la mort vous le livrera, et il ne renaitra jamais ! » .

Cependant, alors meme qu’elle priait, elle revoyait en pensee la splendeur palpitante de la caverne eclairee, ou la vie remplacait la mort ; et au lieu d’etre terrifiee devant ce sacrilege et envahie de rage a l’egard du voleur, elle pensait seulement que c’etait etrange, o combien etrange…

« Que dois-je dire a Kossil ? » se demanda-t-elle en sortant dans les rafales du vent d’hiver, resserrant son manteau autour d’elle. «  Rien. Pas encore. C’est moi la maitresse du Labyrinthe. Ceci ne concerne en rien le Dieu-Roi. Je lui parlerai quand le voleur sera mort, peut-etre. Comment dois-je le tuer ? Il me faudra faire venir Kossil afin qu’elle assiste a sa mort. Elle aime la mort. Que cherchait-il donc ? Il doit etre fou. Comment est-il entre ? Kossil et moi sommes les seules a posseder les cles de la porte de roc rouge et de la trappe. Il a du entrer par la porte de roc rouge. Et seul un sorcier a pu l’ouvrir. Un sorcier …  »

Elle s’arreta, malgre le vent qui la secouait, la renversant presque.

«  C’est un sorcier, un magicien des Contrees de l’Interieur, en quete de l’amulette d’Erreth-Akbe. »

Et cette idee la charma tellement qu’elle en eut chaud dans tout le corps, en depit du vent glace, et qu’elle rit tout haut. Tout autour d’elle le Lieu, et le desert alentour, etaient noirs et silencieux : le vent etait mordant ; il n’y avait pas de lumiere en bas dans la Grande Maison. Une neige fine, invisible, volait dans le vent.

«  S’il a ouvert la porte de roc rouge par sorcellerie, il peut en ouvrir d’autres. Il peut s’evader. »

Cette pensee la contraria un instant ; mais elle n’en etait au fond pas convaincue. Les Innommables l’avaient laisse entrer. Pourquoi pas ? Il ne pouvait etre nuisible. En quoi peu nuire un voleur incapable de quitter la scene de son larcin ? Il devait posseder charmes et noirs pouvoirs, et des puissants, a n’en pas douter, puisqu’il

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