etait venu jusque-la ; mais il n’irait pas plus loin. Aucun sort jete par un mortel ne pouvait etre plus fort que la volonte des Innommables, les presences dans les Tombeaux, les Rois dont le Trone etait vide.

Afin de se rassurer sur ce point, elle se hata vers la Petite Maison. Manan etait endormi sur la galerie, enroule dans son manteau et dans la couverture de fourrure mitee qui constituait son lit d’hiver. Elle entra sans bruit et sans allumer aucune lampe, afin de ne pas le reveiller. Elle ouvrit une petite piece cadenassee, guere plus qu’un placard au fond du couloir, et fit jaillir l’etincelle d’un silex assez longtemps pour reperer un certain endroit sur le sol ; s’agenouillant, elle souleva un carreau. Un morceau d’etoffe lourde et sale, un carre de quelques centimetres de cote seulement, se revela sous ses doigts. Elle le poussa de cote silencieusement, et se rejeta brusquement en arriere, car un rayon de lumiere montait vers elle en plein visage.

Apres un moment, tres prudemment, elle regarda par l’ouverture. Elle avait oublie qu’il portait cette singuliere lumiere sur son baton. Elle s’etait attendue tout au plus a l’entendre, en bas dans le noir. Elle avait oublie la lumiere, soit, mais il se trouvait bien la ou elle l’escomptait : juste en dessous du judas, devant la porte en fer qui empechait sa fuite du Labyrinthe.

Il etait la, une main sur la hanche, l’autre tenant incline le baton, au bout duquel etait accroche le doux feu follet – le baton de bois aussi haut que lui. Sa tete, a environ deux metres en dessous d’elle, etait un peu penchee sur le cote. Ses vetements etaient ceux de tout homme voyageant l’hiver, ou de tout pelerin : un manteau court, epais, une tunique de cuir, des jambieres de laine, des sandales lacees ; il avait sur le dos un leger paquetage, d’ou pendait une gourde, et un couteau dans une gaine a sa hanche. Il se tenait la, comme une statue, tranquille et pensif.

Lentement, il eleva son baton et en dirigea l’extremite lumineuse vers la porte, qu’Arha ne pouvait voir de son judas. La lumiere changea, se fit moins diffuse et plus claire, d’un eclat intense. Il parla a voix haute. Son langage etait inconnu d’Arha, mais plus inconnue encore la voix, grave et sonore.

La lumiere sur le baton s’intensifia, vacilla, diminua. Pendant un moment elle s’eteignit tout a fait, et Arha ne le vit plus.

Le feu violet pale du marais reparut, soutenu, et elle vit que l’homme se detournait de la porte. Le charme d’ouverture n’avait pas opere. Le pouvoir qui maintenait le verrou solidement ferme sur cette porte etait plus fort que toute sa magie.

Il regarda autour de lui, comme s’il eut pense : Et maintenant, quoi faire ?

Le tunnel ou couloir dans lequel il se trouvait etait large de deux metres environ. Le plafond etait a quelque trois ou quatre metres du sol. En cet endroit, les murs etaient de pierre taillee, assemblee sans mortier mais avec beaucoup de soin et de precision, si bien que l’on pouvait a peine glisser la pointe d’un couteau entre deux pierres. Elle s’incurvaient a mesure qu’elles montaient vers le sommet, afin de former une voute.

Il n’y avait rien d’autre.

Il se mit a avancer. Une foulee l’emmena hors du champ visuel d’Arha. La lumiere s’evanouit Arha s’appretait a replacer l’etoffe et le carreau, lorsqu’a nouveau le doux rayon de lumiere s’eleva du sol devant elle. L’homme etait revenu a la porte. Peut-etre s’etait-il rendu compte que, s’il la quittait pour penetrer dans le dedale, il etait peu probable qu’il la retrouve.

Il parla : un seul mot, a voix basse. « Emenn », dit-il puis une nouvelle fois, plus fort : « Emenn ! » Et la porte de fer grinca dans ses chambranles, et de sourds echos roulerent au long du tunnel en voute, comme le tonnerre, et il sembla a Arha que le sol tremblait sous elle.

Mais la porte resta close.

Il rit alors, d’un rire bref, celui d’un homme qui reflechit :

« Quel idiot je fais ! » Il parcourut les murs des yeux une autre fois, et comme il levait la tete, Arha vit le sourire qui s’attardait sur son visage sombre. Puis il s’assit, defit son paquetage et en sortit un morceau de pain sec, qu’il se mit a machonner. Il deboucha sa gourde en cuir et la secoua ; elle semblait legere dans sa main, comme si elle eut ete presque vide. Il remit en place le bouchon sans boire. Il posa son sac derriere lui en guise d’oreiller, etendit son manteau sous lui et s’allongea. Le baton etait dans sa main droite. Comme il se couchait, la petite boule, ou ce tortillon de lumiere, se detacha du baton et alla se suspendre, avec un faible eclat, derriere sa tete, a quelques pieds du sol. Sa main gauche reposait sur sa poitrine, serrant quelque chose qui pendait d’une lourde chaine a son cou. Il etait etendu de maniere tout a fait confortable, les jambes croisees sur les chevilles ; son regard errant se posa sur le judas puis s’en detacha ; il soupira et ferma les yeux. La lumiere s’affaiblit peu a peu. Il dormait.

La main serree sur sa poitrine se detendit et glissa sur le cote, et Arha qui l’observait en haut, vit alors quel talisman il portait a sa chaine : un morceau de metal brut, en forme de croissant, semblait-il.

La lueur faible due a son pouvoir magique s’eteignit. Il reposait dans le silence et les tenebres.

Arha remit en place l’etoffe et le carreau, se releva doucement et se glissa jusqu’a sa chambre. La, elle resta longtemps etendue, eveillee, dans l’obscurite ou vociferait le vent, conservant devant les yeux la splendeur cristalline qui avait scintille dans la maison de la mort, le feu discret qui ne brulait point, les pierres de la paroi du tunnel, le visage paisible de l’homme endormi.

VI. LE PIEGE

Le jour suivant, quand elle eut accompli ses devoirs dans les differents temples, et enseigne les danses sacrees aux novices, elle s’esquiva vers la Petite Maison et, faisant l’obscurite dans la piece, ouvrit le judas pour scruter le tunnel. Il n’y avait pas de lumiere. Il etait parti. Elle ne pensait pas le voir rester longtemps devant la porte inutile, mais c’etait le seul endroit ou elle put observer. Comment allait-elle le retrouver maintenant qu’il s’etait perdu ?

Les tunnels du Labyrinthe, selon les dires de Thar et sa propre experience, s’etendaient, avec tous les meandres, leurs embranchements, leurs spirales et culs-de-sac, sur plus de trente kilometres. L’impasse la plus eloignee des Tombeaux ne devait pas etre a beaucoup plus d’un kilometre en ligne droite. Mais sous terre il n’existait pas de ligne droite. Tous les tunnels s’incurvaient, se divisaient, se rejoignaient, se ramifiaient, s’entrecroisaient, formaient des boucles, tracaient des chemins qui finissaient ou ils avaient commence, car il n’y avait pas de commencement, et pas de fin. On pouvait marcher, marcher, et marcher, sans arriver nulle part, car il n’y avait nulle part ou arriver. Il n’y avait pas de centre, pas de c?ur a ce dedale. Et, une fois la porte fermee, il n’y avait pas de fin. Aucune direction n’etait la bonne.

Bien que les directions et les tournants vers les differentes chambres et regions fussent bien ancres dans le memoire d’Arha, elle avait quand meme emporte, dans ses explorations les plus longues, une balle de fine laine, qu’elle avait laissee se derouler derriere elle, et rebobinee sur le chemin du retour. Gar si elle manquait l’un des virages ou des passages qu’il fallait denombrer, meme elle pouvait se perdre. Une lumiere ne servait a rien, car il n’y avait pas de reperes. Tous les couloirs, toutes les portes et toutes les ouvertures etaient semblables.

Il avait pu a present parcourir des kilometres, et n’etre cependant qu’a douze metres de la porte par laquelle il etait entre.

Elle se rendit a la Salle du Trone, au temple des Dieux Jumeaux et a la cave sous les cuisines, et, choisissant un moment ou elle etait seule, scruta par tous les judas les tenebres froides et epaisses. Quand vint la nuit, glaciale et enflammee d’etoiles, elle alla en certains endroits de la Colline, leva certaines pierres, balaya la terre, et regarda a nouveau en bas, pour y voir l’obscurite sans etoiles.

Il etait la. Il fallait qu’il soit la. Pourtant il lui avait echappe. Il mourrait de soif avant qu’elle ne le trouve. Il faudrait qu’elle envoie Manan dans le Labyrinthe pour le retrouver, lorsqu’elle serait sure qu’il etait mort. C’etait la une pensee insupportable. Tandis qu’elle etait agenouillee, dans la clarte des etoiles, sur le sol apre de la Colline, des larmes de rage monterent a ses yeux.

Elle alla jusqu’au sentier qui descendait vers le temple du Dieu-Roi. Les colonnes aux chapiteaux graves etincelaient de givre dans la lumiere stellaire, blancs comme des ossements. Elle frappa a la porte de derriere, et Kossil la fit entrer.

« Qu’est-ce qui amene ici ma maitresse ? » dit la corpulente femme, froide et attentive.

— Pretresse, il y a un homme dans le Labyrinthe. »

Kossil etait prise au depourvu ; pour une fois se produisait une chose qu’elle n’avait pas prevue. Elle la fixa. Ses yeux semblerent se gonfler un peu. L’esprit d’Arha fut traverse par l’idee que Kossil ressemblait beaucoup a

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