Penthe imitant Kossil, et un fou rire naquit en elle, pour s’eteindre aussitot, vite reprime.

— « Un homme ? Dans le Labyrinthe ? »

— « Un homme, un etranger. » Puis, comme Kossil continuait a le regarder avec incredulite, elle ajouta : « Je peux reconnaitre un homme, bien que j’en aie peu vu. »

Kossil dedaigna son ironie. « Comment un homme a-t-il pu s’introduire ici ? »

— « Par sorcellerie, je pense. Sa peau est sombre ; peut-etre vient-il des Contrees de l’Interieur. Il est venu piller les Tombeaux. Je l’ai rencontre tout d’abord dans l’En-Dessous des Tombeaux, sous les Pierres memes. Il a couru vers l’entree du Labyrinthe quand il s’est apercu de ma presence, comme s’il savait ou il allait. J’ai ferme la porte en fer derriere lui. Il a pratique des envoutements, mais ils n’ont pas fait s’ouvrir la porte. Le matin il est reparti dans le dedale. Je n’arrive plus a le retrouver a present. »

— « A-t-il de la lumiere ? »

— « Oui. »

— « De l’eau ? »

— « Une petite gourde, a demi pleine. »

— « Sa chandelle sera deja consumee. » Kossil evaluait. « Quatre ou cinq jours. Peut-etre six. A ce moment, vous pourrez envoyer mes gardiens en bas pour retirer le corps. Le sang devra etre repandu devant le Trone et le… »

— « Non », dit Arha avec une vehemence soudaine, d’une voix stridente. « Je veux le retrouver vivant. »

La pretresse contempla la jeune fille de toute sa hauteur massive. « Pourquoi ? »

— « Pour… pour rendre son agonie plus longue. Il a commis un sacrilege envers les Innommables. Il a souille de lumiere l’En-Dessous des Tombeaux. Il est venu derober aux Tombeaux leurs tresors. Son chatiment doit etre pire que de mourir seul dans un tunnel. »

— « Oui », dit Kossil, qui avait l’air de reflechir. « Mais comment le capturerez-vous, maitresse ? C’est trop hasardeux. L’autre solution ne laisse pas place au hasard. N’y a-t-il point une salle pleine d’ossements quelque part dans le Labyrinthe, les ossements d’hommes qui y sont entres et ne l’ont pas quitte ? … Laissez les Tenebreux le punir a leur facon, selon leurs coutumes, les noires coutumes du Labyrinthe. La soif est une mort cruelle. »

— « Je sais », dit la jeune fille. Elle sortit dans la nuit, rabattant son capuchon sur sa tete pour se proteger du vent sifflant et glace. Ne le savait-elle pas ?

Il avait ete pueril de sa part, et stupide, de s’adresser a Kossil. Elle n’avait pas a en attendre d’aide. Kossil elle-meme ne savait rien ; elle ne connaissait que l’attente sans emotion, et la mort qui venait a la fin. Elle ne comprenait pas. Elle ne voyait pas qu’il fallait retrouver cet homme. Cela ne devait pas se passer comme cela s’etait passe avec les autres. Elle ne pourrait pas le supporter a nouveau. Puisqu’il fallait qu’il meure, que sa mort soit rapide, et en plein jour. Il serait surement plus seant que ce voleur, le premier homme depuis des siecles qui eut ete assez courageux pour tenter de piller les Tombeaux, succombe sous le fil de l’epee. Il ne possedait meme pas d’ame immortelle qui lui permette de renaitre. Son fantome errerait en gemissant par les couloirs. On ne pouvait pas le laisser mourir de soif la-bas, seul dans le noir.

Arha dormit tres peu cette nuit-la. Le jour suivant fut empli par les rites et les devoirs. Elle passa la nuit a aller, en silence et sans lanterne, d’un judas a l’autre dans tous les batiments obscurs du Lieu, et sur la Colline balayee par le vent. Elle alla enfin se coucher dans la Petite Maison, deux ou trois heures avant l’aube, mais ne put trouver le sommeil. Le troisieme jour, tard dans l’apres-midi, elle alla se promener seule dans le desert en direction de la riviere, dont les eaux basses dans la secheresse hivernale etaient gelees entre les roseaux. Le souvenir lui etait venu qu’une fois, a l’automne, elle etait allee tres loin dans le Labyrinthe, au-dela des Six-Croix, et que, tout le long d’un couloir sinueux, elle avait entendu derriere les pierres le bruit de l’eau courante. Un homme assoiffe, s’il arrivait a cet endroit, n’y resterait-il pas ? Il y avait des judas meme la-bas ; il lui fallait les chercher, mais Thar lui avait montre chacun d’eux, l’annee derniere, et elle les retrouva sans grande peine. Elle se rappelait l’emplacement et la forme des choses a la maniere d’un aveugle : elle cherchait chaque cachette a tatons, et non du regard. Au deuxieme judas, le plus eloigne des Tombeaux, quand elle releva sa capuche pour occulter la lumiere, et qu’elle appliqua son ?il au trou decoupe dans un pan de roc plat, elle vit au-dessous d’elle la faible lueur de la lumiere magique.

Il etait la, a demi cache. Le judas donnait sur l’extremite de l’impasse. Elle ne pouvait voir que son dos, son cou incline, et son bras droit. Il etait assis a l’angle des murs, et creusait les pierres de son couteau, une courte dague d’acier au manche incruste de joyaux. La lame etait cassee net. La pointe brisee gisait juste en dessous du judas. Il l’avait rompue en essayant de disjoindre les pierres, pour atteindre l’eau qu’il entendait courir, en un murmure clair dans le silence mort du souterrain, de l’autre cote du mur impenetrable.

Ses mouvements etaient apathiques. Il etait tres different, apres ces trois nuits et ces trois jours, du personnage qui se tenait, souple et calme, devant la porte en fer, et qui avait ri de sa propre defaite. Il s’obstinait encore, mais le pouvoir l’avait quitte. Il ne possedait pas le charme pour ecarter ces pierres, mais devait se servir de son couteau inutile. Jusqu’a sa lumiere enchantee qui etait faible et palotte. Sous le regard d’Arha, la lumiere vacilla ; l’homme eut un sursaut, et laissa tomber sa dague. Puis, avec obstination, il la ramassa et tenta d’introduire la lame brisee entre les pierres.

Etendue entre les roseaux pris dans la glace, sur la berge, sans conscience de ce qu’elle faisait ni l’endroit ou elle se trouvait, Arha colla sa bouche a la bouche froide du rocher, et mit sa main en porte-voix. « Sorcier ! » dit-elle, et sa voix, par la gorge de pierre, glissa en un murmure froid dans le souterrain.

L’homme sursauta et se releva avec peine, sortant ainsi de son champ de vision lorsqu’elle voulut le regarder. Elle colla de nouveau sa bouche au judas et dit : « Longe le mur de riviere jusqu’au second tournant. Le premier tournant a gauche. Passes-en deux sur la droite, prends le troisieme. Passes-en un a droite, prends le deuxieme. Puis a gauche ; ensuite a droite. Reste la, dans la Chambre Peinte. »

Se deplacant encore pour l’apercevoir, elle dut laisser un rayon de lumiere entrer dans le tunnel, l’espace d’un moment ; car, lorsqu’elle regarda, il etait revenu dans son champ visuel et levait les yeux vers l’ouverture. Son visage, dont elle voyait maintenant qu’il etait balafre, etait tendu et avide. Les levres etaient noires et parcheminees, les yeux brillants. Il leva son baton, approchant de plus en plus la lumiere de ses yeux. Effrayee, elle recula, ferma le judas avec son couvercle de rocher, recouvrit celui-ci de pierres, se releva, et regagna promptement le Lieu. Elle s’apercut que ses mains tremblaient, et plusieurs fois un vertige la saisit en chemin. Elle ne savait que faire.

S’il suivait les instructions qu’elle lui avait donnees, il allait revenir dans la direction de la porte en fer, vers la Chambre Peinte. Et il n’y avait rien, en cet endroit, aucune raison qu’il y allat. Un judas dans le plafond de la Chambre Peinte, tres commode, etait situe dans le tresor du temple des Dieux Jumeaux ; peut-etre etait-ce pour cela qu’elle y avait pense. Elle ne savait pas. Pourquoi lui avait-elle parle ?

Elle pouvait lui faire parvenir un peu d’eau par l’un des judas, puis le mener jusque-la. Cela le maintiendrait plus longtemps en vie. Aussi longtemps qu’elle le voudrait, en fait. Si elle descendait de l’eau et un peu de nourriture de temps a autre, il continuerait, des jours, des mois, a errer dans le Labyrinthe ; et elle pourrait l’observer par les judas, et lui indiquer ou trouver l’eau, parfois lui donner de fausses indications afin qu’il marche en vain ; mais il lui faudrait toujours marcher. Cela lui apprendrait a se moquer des Innommables, a exhiber sa masculinite stupide dans les lieux de sepulture des Morts Immortels !

Mais, tant qu’il serait la, elle ne pourrait jamais penetrer elle-meme dans le Labyrinthe. Pourquoi ? Se demanda-t-elle a elle- meme ; et elle repondit : Parce qu’il pourrait s’enfuir par la porte en fer que je dois laisser ouverte derriere moi … Mais il ne pourrait aller plus loin que l’En-Dessous des Tombeaux. La verite etait qu’elle avait peur de se trouver face a lui. Elle avait peur de son pouvoir, des arts dont il avait fait usage pour penetrer l’En-Dessous des Tombeaux, de la magie qui faisait vivre cette lumiere. Et pourtant, y avait-il tant a redouter ? Les puissances qui regnaient dans ces lieux de tenebres etaient de son cote a elle. De toute evidence, il ne pouvait pas grand-chose, lui, dans le royaume des Innommables. Il n’avait pas ouvert la porte en fer ; il n’avait pas fait apparaitre de nourriture magique ni fait jaillir l’eau du mur, toutes choses qu’elle redoutait qu’il fit. Il n’avait pas meme, en trois jours, trouve la porte du Grand Tresor, qui etait surement sa quete. Arha elle-meme n’avait pas encore utilise les instructions de Thar pour aller dans cette salle, remettant encore et sans cesse ce voyage, mue par une certaine crainte, une certaine hesitation, et le sentiment que l’heure n’etait pas encore venue.

A present, elle pensait : Pourquoi ne ferait-il pas ce voyage a sa place ? Il pourrait regarder a satiete tous les tresors des Tombeaux. Grand bien lui fasse ! Elle pourrait se gausser de lui, et lui dire de manger l’or, et de boire les diamants.

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