Elle avait pris le coup pour s’habiller dans le squat, elle etait meme capable de le faire dans le noir : enfiler les tongs, apres les avoir claquees l’une contre l’autre pour en deloger d’eventuels mille-pattes, puis se diriger pres de la fenetre, vers la caisse en polystyrene expanse sur laquelle etait pose un vieux rouleau de jourlex. En tirer un metre environ, l’equivalent peut-etre de trente-six heures d’
Il suffisait ensuite d’enfiler une chemise ou autre chose, de refermer soigneusement le sac et de se tirer. Le maquillage, si necessaire, s’effectuait dehors, dans le couloir ; il restait un fragment de miroir, pres de l’ascenseur en ruine, avec un autocollant Fuji biofluorescent placarde dessus.
Une forte odeur regnait pres de l’ascenseur, ce matin, aussi decida-t-elle de sauter l’etape du maquillage.
On ne voyait jamais les occupants de l’immeuble mais on les entendait parfois ; de la musique derriere une porte close, ou des pas qui venaient juste de tourner le coin tout au bout du couloir. Normal, apres tout : Mona n’avait pas envie non plus de croiser ses voisins.
Elle descendit les trois volees de marches jusqu’a l’antre beant et noir du garage souterrain. Sa lampe- torche a la main, elle se guida a l’aide de six eclairs brefs qui lui permirent de contourner les flaques d’eau et les bouts de fibres optiques qui pendaient du plafond, pour retrouver l’escalier en beton et deboucher dans le passage. On y sentait parfois l’odeur de la mer quand le vent soufflait de la bonne direction mais aujourd’hui, ca puait simplement les ordures. Le pignon du squat la dominait de toute sa hauteur, aussi pressa-t-elle le pas, avant qu’un quelconque imbecile decide de jeter une bouteille ou pire. Une fois sur l’avenue, elle ralentit, mais pas trop ; elle marchait, consciente de l’argent qu’elle avait en poche et la tete pleine d’idees pour le depenser. Ca serait con de se le faire piquer, juste quand Eddy avait l’air d’avoir degotte un moyen de se tirer. Elle oscillait entre des periodes ou elle se disait que c’etait le plan sans faille, qu’ils etaient quasiment partis, et d’autres ou elle tachait de ne pas se laisser bercer de reves. Les plans sans faille d’Eddy, elle connaissait : la Floride n’en avait-il pas ete un ? Ah ! la Floride, son soleil, ses plages superbes, et tous ces beaux mecs pleins aux as, bref, le coin reve pour de petites vacances studieuses qui etaient devenues pour Mona le mois le plus long de toute son existence. C’est qu’il faisait une putain de chaleur, en Floride, le vrai sauna. Les seules plages qui n’etaient pas privees etaient polluees, avec des poissons creves qui flottaient, le ventre en l’air, dans des flaques saumatres. Peut-etre que les plages privees etaient pareilles mais on ne risquait pas de les voir, cachees derriere les palissades, avec les vigiles en short et chemisette de flic qui faisaient le guet. Les armes qu’ils portaient avaient fait flasher Eddy qui n’arretait pas de les lui decrire une par une en detail. Il n’en possedait pas personnellement, pour autant qu’elle le sut, et elle jugeait que ca valait mieux. Parfois, on ne sentait meme plus l’odeur de poisson creve, masquee qu’elle etait par cette puanteur de chlore qui vous bouffait le voile du palais, un truc degage par les usines, plus haut sur la cote. S’il y avait des beaux mecs, c’etaient toujours des clients, et dans le coin, ce n’etait pas specialement le genre a payer double tarif.
Le seul truc a peu pres valable, en Floride, c’etait la drogue, facile a trouver, pas chere, et en general d’une puissance industrielle. Des fois, elle s’imaginait que l’odeur d’eau de javel provenait d’un million de labos concoctant quelque mixture inimaginable, avec toutes ces molecules en train d’agiter leur petite queue biscornue, pressees de trouver leur destin dans la rue.
Elle quitta l’Avenue pour longer les echoppes de vendeurs de sandwichs a la sauvette. Son estomac se mit a gargouiller mais elle se mefiait de ce genre de nourriture – sauf quand elle ne pouvait pas faire autrement – et il y avait dans la galerie marchande des etablissements agrees qui acceptaient l’argent liquide. Quelqu’un jouait de la trompette sur le carre d’asphalte qui avait ete un parking, un solo de musique cubaine qui se reverberait, deforme, sur les murs de beton, en notes mourantes noyees dans le fracas matinal du marche. Juche sur sa caisse, un predicateur levait les bras, un pale jesus flou mimait ses gestes au-dessus de lui. Le projecteur etait cache dans la caisse sur laquelle il se tenait, mais il portait un etui en nylon fatigue avec deux haut-parleurs qui depassaient de chaque epaule comme deux tetes de chrome livides. L’evangeliste lorgna Jesus d’un ?il critique et regla quelque chose sur la ceinture a sa taille. Jesus clignota, vira au vert et s’evanouit. Mona eclata de rire. Les yeux de l’homme flamboyerent d’un courroux divin, un muscle tressaillit sur sa machoire balafree. Mona tourna a gauche, entre les rangees de vendeurs de fruits qui empilaient en pyramides oranges et pamplemousses, sur leurs vieilles charrettes metalliques.
Elle entra dans un edifice bas et sombre qui accueillait les stands de commerces permanents : vendeurs de poisson et de conserves, marchands de couleurs et comptoirs ou l’on servait une grande variete de plats chauds. Il faisait plus frais ici, a l’ombre, et il y avait un peu moins de bruit. Elle trouva un stand a
— Gardez tout.
Le cuisinier les fit disparaitre, impavide, un cure-dents de plastique bleu fiche au coin de la bouche.
Elle prit des baguettes dans le verre pose sur le comptoir et pecha dans son bol une nouille roulee. Un complet-gris l’observait depuis l’autre cote de l’allee, derriere les rechauds et les casseroles du cuisinier. Un complet-gris qui essayait de se faire passer pour autre chose, chemisette blanche et lunettes de soleil. On les reconnaissait a leur degaine surtout. Il y avait les dents, aussi, et la coupe de cheveux – mais ils pouvaient avoir la barbe. Il faisait semblant de regarder autour de lui, comme s’il faisait les magasins, les mains dans les poches, les levres crispees dans ce qu’il s’imaginait sans doute etre un sourire absent. Il etait mignon, le complet-gris, a ce qu’on pouvait en voir sous la barbe et les lunettes. Le sourire, en revanche, n’avait rien de mignon : plutot rectangulaire, de sorte qu’on voyait presque toutes ses dents. Elle se dandina un peu sur son tabouret, mal a l’aise. Se prostituer etait legal, mais uniquement si on le faisait dans les regles, avec carte de paiement et tout. Elle prit soudain conscience de l’argent liquide dans sa poche. Elle fit mine d’etudier la plaque plastifiee de la licence de restauration collee sur le zinc ; quand elle releva les yeux, il etait parti.
Elle depensa cinquante sacs en fringues. Elle dut parcourir dix-huit rayons dans quatre boutiques – tout ce qu’offrait la galerie marchande – avant de se decider. Les vendeurs regimbaient a la voir essayer autant d’articles, mais cela representait pour elle sa plus grosse depense. Midi etait passe avant qu’elle ait fini et le soleil de Floride brulait la chaussee lorsqu’elle traversa le parking, chargee de deux sacs en plastique. Les sacs, comme les fringues, etaient d’occasion : l’un portait le sigle d’un magasin de chaussures de Ginza, l’autre faisait de la pub pour une marque argentine de briquettes aux fruits de mer en krill reconstitue. Mentalement, elle combinait les articles qu’elle s’etait achetes, s’imaginant dans diverses tenues.
A l’autre bout de la place, l’evangeliste mit la sono a fond, au beau milieu de ses divagations, comme s’il avait attendu de s’etre echauffe jusqu’a une fureur postillonnante pour allumer son ampli ; le jesus holographique agitait ses bras drapes de blanc avec des gesticulations furieuses en direction du ciel, de la galerie, du ciel encore. « L’extase, disait le predicateur. L’extase vient. »
Mona tourna au coin d’une rue au hasard, reflexe automatique pour eviter un cingle, et se retrouva en train de longer des tables de jeu aux tapis vieillis par le soleil, sur lesquelles s’etalait tout un bric-a-brac : appareils de simstim indos, cassettes d’occasion, aiguilles bariolees de microgiciels plantees dans des blocs de polystyrene expanse bleu pale. Un portrait d’Angie Mitchell etait scotche derriere l’une des tables, un poster que Mona n’avait jamais vu. Elle s’arreta pour l’etudier avidement, remarquant d’abord la tenue et le maquillage de la star, puis cherchant a reconnaitre l’arriere-plan, a situer le cliche. Inconsciemment, elle modifia son expression pour copier a peu pres celle d’Angie sur l’affiche. Pas tout a fait un sourire. Une espece de demi-sourire, un peu triste peut- etre. Mona eprouvait des sentiments particuliers a l’egard d’Angie. Parce que, et les clients le lui disaient souvent, parfois elle lui ressemblait. Comme une jeune s?ur. Mais le nez de Mona etait plus busque et Angie n’avait pas ses pommettes constellees de taches de rousseur. Plus Mona contemplait l’affiche, plus son demi-sourire-Angie s’elargissait, submergee qu’elle etait par la beaute du poster, le luxe de la piece photographiee : elle supposa qu’il devait s’agir d’un chateau, la ou elle vivait, sans aucun doute, avec tout un tas de gens pour la servir, la coiffer,