l’autre au bord du lit. Il lui avait dit tout ce qu’il savait de la Korsakov et, contrairement a ce qu’il croyait, en fait peu de chose. Il lui parla de ses precedents retour-arriere, puis essaya de lui expliquer comment le systeme fonctionnait en taule. Le truc, c’etait que vous gardiez vos souvenirs a long terme jusqu’au moment ou ils vous soumettaient au traitement. De sorte qu’ils pouvaient vous entrainer a accomplir une tache quelconque avant le debut de votre peine sans que vous risquiez de l’oublier. En gros, vous faisiez un travail de robot. On l’avait ainsi forme a monter des trains d’engrenages miniatures en moins de cinq minutes.
— Rien d’autre ?
— Non, juste ces engrenages.
— Non, je veux parler de trucs genre blocage mental.
Il la regarda. Sa blessure a la levre etait presque cicatrisee.
— S’ils le font, ils ne vous le disent pas.
C’est a ce moment que le bruiteur s’etait declenche dans l’une de ses poches de blouson.
— Y a un probleme, dit-elle en se levant a toute vitesse.
Ils trouverent Gentry agenouille pres de la civiere, quelque chose de noir entre les mains. Cherry lui arracha l’objet avant qu’il ait pu faire un geste. Il resta plante sur place plissant les paupieres.
— Toi, t’en faut une sacree dose pour t’endormir, mon vieux.
Elle tendit l’objet a la Ruse. Une camera retinienne.
— Il faut qu’on decouvre qui c’est, dit Gentry, d’une voix rendue pateuse par les calmants qu’elle lui avait administres.
La Ruse sentit que la folie dangereuse de Gentry avait cede du terrain.
— Merde, on sait meme pas si ce sont les memes yeux qu’il avait l’an dernier, observa Cherry.
Gentry caressa le pansement a sa tempe.
— Vous l’avez vu, vous aussi, n’est-ce pas ?
— Ouais, dit Cherry. Avant qu’il eteigne.
— C’est le choc, expliqua Gentry. J’aurais jamais imagine… il n’y avait pas de reel danger. Je n’etais pas pret…
— Vous etiez completement jete, oui, dit Cherry.
Gentry se releva, mal assure.
— Il va partir, dit la Ruse. J’ai envoye l’Oiseau emprunter un camion. J’aime pas du tout ces conneries.
Cherry le fixa :
— Partir ou ? Faut que je l’accompagne. C’est mon boulot.
— Je connais un endroit, mentit la Ruse. Le courant est coupe, Gentry.
— Pas question de l’emmener n’importe ou, observa Gentry.
— Mon cul, oui.
— Non. (Gentry oscilla legerement.) Il reste ici. Les prises de test sont en place. Je ne veux plus le deranger. Cherry peut rester.
— Alors, Gentry, va falloir que tu t’expliques sur certains trucs qui se passent ici, dit la Ruse.
— Pour commencer, fit Gentry en indiquant l’objet au-dessus de la tete du Comte, ce machin-la n’est pas un « LF » ; c’est un
19. SOUS LE BISTOURI
L’hotel, a nouveau. Marche funebre de la redescente du wiz, Prior en tete qui la conduit dans le hall, les touristes japonais deja debout, agglutines autour des guides a l’air las. Et un pied, un autre pied, un pied apres l’autre, la tete si lourde maintenant, comme si quelqu’un lui avait perfore un trou au sommet du crane pour y verser une demi-livre de plomb fondu, et ses dents, comme si elles appartenaient a quelqu’un d’autre, trop grosses ; elle se sentait lourde, si lourde. Elle s’affala contre la paroi de l’ascenseur.
— Ou est Eddy ?
— Eddy est parti, Mona.
Elle ouvrit grands les yeux ; elle le regarda et vit que son sourire etait revenu, le salaud.
— Quoi ?
— Eddy s’est fait racheter. A titre de dedommagement. Il est en route pour Macau, avec un credit ouvert. Il a joue un joli petit coup.
— De dedommagement ?
— Pour son investissement. Sur vous. Pour son temps.
— Son
Les portes s’ouvrirent en coulissant, sur un corridor couvert de moquette bleue. Quelque chose traversa son esprit, un souvenir glacial : Eddy detestait jouer.
— Desormais, vous travaillez pour nous, Mona. Nous prefererions que vous n’alliez pas de nouveau divaguer…
Elle ne se souvenait pas de s’etre endormie. Elle portait encore sa robe, et le blouson de Michael entourait ses epaules comme une couverture. Sans avoir a bouger la tete, elle pouvait apercevoir le flanc de la montagne a l’angle de l’immeuble, mais le belier n’etait plus la.
Les stims d’Angie etaient encore dans leurs emballages scelles. Elle en prit une au hasard, fendit le plastique de l’ongle du pouce, insera la cassette et mit les trodes. Elle ne pensait pas ; ses mains semblaient capables d’agir seules, animaux familiers qui ne lui feraient aucun mal. L’une d’elles pressa la touche LECTURE et elle glissa dans le monde d’Angie, aussi pur que n’importe quelle drogue, lent glissando feutre, saxophone, limousine dans une ville d’Europe, defilement des rues tout autour de la voiture sans chauffeur, larges avenues, d’une proprete matinale et presque vides, le contact de la fourrure contre ses epaules, et la voiture qui poursuit son chemin, sur une route droite bordee d’arbres parfaits, identiques, au milieu de champs tout plats.
La voiture tourne, crissement des pneus sur le gravier, pour monter une allee sinueuse a travers un parc ou la rosee est argentee ; ici un cerf en metal, la un torse humide en marbre blanc… La maison paraissait vaste, ancienne, differente de toutes celles qu’elle avait vues jusqu’ici, mais la voiture la depassa sans s’arreter, passa egalement plusieurs autres batiments plus petits, pour enfin s’immobiliser au bord d’une vaste prairie uniforme.
On y voyait des planeurs, membranes translucides tendues sur les freles charpentes en fibre de carbone. Ils oscillaient legerement sous la brise matinale. Robin Lanier attendait a cote, le beau Robin plein d’aisance, en chandail noir a grosses mailles ; il donnait la replique a Angie dans presque toutes ses stims.
Et elle descendait maintenant de voiture, se dirigeait vers le pre, riant quand ses pieds s’enfoncerent dans l’herbe, pour finir le parcours ses chaussures a la main, riant toujours, et se jeter dans ses bras, son odeur, ses yeux.
Tourbillon, danse du montage pour condenser l’arrimage du planeur sur son rail d’induction argente, qui le propulsait en douceur jusqu’au bout du pre, le decollage enfin, un virage pour prendre le vent, puis l’ascension, continue, jusqu’a ce que la grande batisse devienne un galet anguleux au milieu d’une etendue de vert, un vert tranche par l’eclat des meandres d’un fleuve…
… et la main de Prior sur la touche STOP, l’odeur de nourriture du chariot pres du lit qui lui noue l’estomac, l’horrible douleur sourde de la redescente du wiz dans chaque articulation.
— Mangez, on part bientot. (Il retira le couvercle en metal pose sur l’une des assiettes.)
— Sandwich club, annonca-t-il, cafe, patisseries. Ordre du medecin. Une fois a la clinique, vous ne mangerez plus pendant un bout de temps.
— La clinique ?
— Celle de Gerald. A Baltimore.