Victor Hugo
Les Contemplations
PREFACE
Si un auteur pouvait avoir quelque droit d’influer sur la disposition d’esprit des lecteurs qui ouvrent son livre, l’auteur des
Vingt-cinq annees sont dans ces deux volumes.
Qu’est-ce que les
Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les realites, tous les fantomes vagues, riants ou funebres, que peut contenir une conscience, revenus et rappeles, rayon a rayon, soupir a soupir, et meles dans la meme nuee sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’enigme du berceau et aboutissant a l’enigme du cercueil; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derriere lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le desespoir, et qui s’arrete eperdu «au bord de l’infini». Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abime.
Une destinee est ecrite la jour a jour.
Est-ce donc la vie d’un homme? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit a lui. Ma vie est la votre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis; la destinee est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des ecrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Helas! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas? Ah! insense, qui crois que je ne suis pas toi!
Ce livre contient, nous le repetons, autant l’individualite du lecteur que celle de l’auteur.
On ne s’etonnera donc pas de voir, nuance a nuance, ces deux volumes s’assombrir pour arriver, cependant, a l’azur d’une vie meilleure. La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s’effeuille page a page dans le tome premier, qui est l’esperance, et disparait dans le tome second, qui est le deuil. Quel deuil? Le vrai, l’unique: la mort; la perte des etre chers.
Nous venons de le dire, c’est une ame qui se raconte dans ces deux volumes.
V. H.
Guernesey, mars 1856.
TOME I . AUTREFOIS 1830-1843
Un jour…
Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants,
Passer, gonflant ses voiles,
Un rapide navire enveloppe de vents,
De vagues et d’etoiles;
Et j’entendis, penche sur l’abime des cieux,
Que l’autre abime touche,
Me parler a l’oreille une voix dont mes yeux
Ne voyaient pas la bouche:
«Poete, tu fais bien! Poete au triste front,
Tu reves pres des ondes,
Et tu tires des mers bien des choses qui sont
Sous les vagues profondes!
La mer, c’est le Seigneur, que, misere ou bonheur,
Tout destin montre et nomme;
Le vent, c’est le Seigneur; l’astre, c’est le Seigneur;
Le navire, c’est l’homme.»
Juin 1839.
LIVRE PREMIER. AURORE
I. A ma fille
O mon enfant, tu vois, je me soumets.
Fais comme moi: vis du monde eloignee;
Heureuse? non; triomphante? jamais.
– Resignee! -
Sois bonne et douce, et leve un front pieux.
Comme le jour dans les cieux met sa flamme,
Toi, mon enfant, dans l’azur de tes yeux
Mets ton ame!
Nul n’est heureux et nul n’est triomphant.
L’heure est pour tous une chose incomplete;
L’heure est une ombre, et notre vie, enfant,
En est faite.
Oui, de leur sort tous les hommes sont las.
Pour etre heureux, a tous, – destin morose! -
Tout a manque. Tout, c’est-a-dire, helas!
Peu de chose.
Ce peu de chose est ce que, pour sa part,
Dans l’univers chacun cherche et desire:
Un mot, un nom, un peu d’or, un regard,
Un sourire!