Ils font soudain, les grands s’appuyant a ma chaise,

Et les petits toujours groupes sur mes genoux,

Un silence, et cela veut dire: «Parle-nous.»

Je leur parle de tout. Mes discours en eux sement

Ou l’idee ou le fait. Comme ils m’aiment, ils aiment

Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt

Le ciel, Dieu qui s’y cache, et l’astre qu’on y voit.

Tout, jusqu’a leur regard, m’ecoute. Je dis comme

Il faut penser, rever, chercher. Dieu benit l’homme,

Non pour avoir trouve, mais pour avoir cherche.

Je dis: Donnez l’aumone au pauvre humble et penche;

Recevez doucement la lecon ou le blame.

Donner et recevoir, c’est faire vivre l’ame!

Je leur conte la vie, et que, dans nos douleurs,

Il faut que la bonte soit au fond de nos pleurs,

Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nos delires,

Il faut que la bonte soit au fond de nos rires;

Qu’etre bon, c’est bon vivre, et que l’adversite

Peut tout chasser d’une ame, excepte la bonte;

Et qu’ainsi les mechants, dans leur haine profonde,

Ont tort d’accuser Dieu. Grand Dieu! nul homme au monde

N’a droit, en choisissant sa route, en y marchant,

De dire que c’est toi qui l’as rendu mechant;

Car le mechant, Seigneur, ne t’est pas necessaire!

Je leur raconte aussi l’histoire; la misere

Du peuple juif, maudit qu’il faut enfin benir;

La Grece, rayonnant jusque dans l’avenir;

Rome; l’antique Egypte et ses plaines sans ombre,

Et tout ce qu’on y voit de sinistre et de sombre.

Lieux effrayants! tout meurt; le bruit humain finit.

Tous ces demons tailles dans des blocs de granit,

Olympe monstrueux des epoques obscures,

Les Sphinxs, les Anubis, les Ammons, les Mercures,

Sont assis au desert depuis quatre mille ans;

Autour d’eux le vent souffle, et les sables brulants

Montent comme une mer d’ou sort leur tete enorme;

La pierre mutilee a garde quelque forme

De statue ou de spectre, et rappelle d’abord

Les plis que fait un drap sur la face d’un mort;

On y distingue encor le front, le nez, la bouche,

Les yeux, je ne sais quoi d’horrible et de farouche

Qui regarde et qui vit, masque vague et hideux.

Le voyageur de nuit, qui passe a cote d’eux,

S’epouvante, et croit voir, aux lueurs des etoiles,

Des geants enchaines et muets sous des voiles.

La Terrasse, aout 1840.

VII. Reponse a un acte d’accusation

Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le bouc emissaire.

Dans ce chaos du siecle ou votre c?ur se serre,

J’ai foule le bon gout et l’ancien vers francois

Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit a l’ombre: «Sois!»

Et l’ombre fut. – Voila votre requisitoire.

Langue, tragedie, art, dogmes, conservatoire,

Toute cette clarte s’est eteinte, et je suis

Le responsable, et j’ai vide l’urne des nuits.

De la chute de tout je suis la pioche inepte;

C’est votre point de vue. Eh bien, soit, je l’accepte;

C’est moi que votre prose en colere a choisi;

Vous me criez: Racca; moi, je vous dis: Merci!

Cette marche du temps, qui ne sort d’une eglise

Que pour entrer dans l’autre, et qui se civilise;

Ces grandes questions d’art et de liberte,

Voyons-les, j’y consens, par le moindre cote,

Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,

J’en conviens, oui, je suis cet abominable homme;

Et, quoique, en verite, je pense avoir commis

D’autres crimes encor que vous avez omis,

Avoir un peu touche les questions obscures,

Avoir sonde les maux, avoir cherche les cures,

De la vieille anerie insulte les vieux bats,

Secoue le passe du haut jusques en bas,

Et saccage le fond tout autant que la forme,

Je me borne a ceci: je suis ce monstre enorme

Je suis le demagogue horrible et deborde,

Et le devastateur du vieil A B C D;

Causons.

Quand je sortis du college, du theme,

Des vers latins, farouche, espece d’enfant bleme

Et grave, au front penchant, aux membres appauvris;

Quand, tachant de comprendre et de juger, j’ouvris

Les yeux sur la nature et sur l’art, l’idiome,

Peuple et noblesse, etait l’image du royaume;

La poesie etait la monarchie; un mot

Etait un duc et pair, ou n’etait qu’un grimaud;

Les syllabes, pas plus que Paris et que Londres,

Ne se melaient; ainsi marchent sans se confondre

Pietons et cavaliers traversant le pont Neuf;

La langue etait l’Etat avant quatre-vingt-neuf;

Les mots, bien ou mal nes, vivaient parques en castes;

Les uns, nobles, hantant les Phedres, les Jocastes,

Les Meropes, ayant le decorum pour loi,

Et montant a Versaille aux carrosses du roi;

Les autres, tas de gueux, droles patibulaires,

Habitant les patois; quelques-uns aux galeres

Dans l’argot; devoues a tous les genres bas,

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