Novecento : pianiste
Ecrivain et musicologue, Alessandro Baricco est ne a Turin en 1958. Des 1995, il a ete distingue par le prix Medicis Etranger pour son premier roman,
J’ai ecrit ce texte pour un comedien, Eugenio Allegri, et un metteur en scene, Gabriele Vacis. Ils en ont fait un spectacle qui a ete presente en juillet de cette annee au festival d’Asti. Je ne sais pas si cela suffit pour dire que j’ai ecrit un texte de theatre ; en realite, j’en doute. A le voir maintenant sous forme de livre, j’ai plutot l’impression d’un texte qui serait a mi-chemin entre une vraie mise en scene et une histoire a lire a voix haute. Je ne crois pas qu’il y ait un nom pour des textes de ce genre. Peu importe. L’histoire me paraissait belle, et valoir la peine d’etre racontee. J’aime bien l’idee que quelqu’un la lira.
Septembre 1994 A. B.
Ca arrivait toujours, a un moment ou a un autre, il y en avait un qui levait la tete... et qui la voyait. C’est difficile a expliquer. Je veux dire... on y etait plus d’un millier, sur ce bateau, entre les rupins en voyage, et les emigrants, et d’autres gens bizarres, et nous... Et pourtant, il y en avait toujours un, un seul sur tous ceux-la, un seul qui, le premier... la voyait. Un qui etait peut-etre la en train de manger, ou de se promener, simplement, sur le pont... ou de remonter son pantalon... il levait la tete un instant, il jetait un coup d’?il sur l’Ocean... et il la voyait. Alors il s’immobilisait, la, sur place, et son c?ur battait a en exploser, et chaque fois, chaque maudite fois, je le jure, il se tournait vers nous, vers le bateau, vers tous les autres, et il criait (
et
: l’Amerique. Et puis il restait la, sans bouger, comme s’il devait rentrer dans la photo, avec la tete du type qui se l’est fabriquee tout seul, l’Amerique. Le soir apres le boulot, et des fois aussi le dimanche, son beau-frere l’a peut-etre un peu aide, celui qui est macon, un type bien... au depart il voulait faire juste un truc en contreplaque, et puis... il s’est laisse entrainer et il a fait l’Amerique...
Celui qui est le premier a voir l’Amerique. Sur chaque bateau il y en a un. Et il ne faut pas croire que c’est le hasard, non... ni meme une question de bonne vue, c’est le destin, ca. Ces types-la, depuis toujours, dans leur vie, ils avaient cet instant-la d’ecrit. Meme tout petits, si tu les regardais dans les yeux, en regardant bien, tu la voyais deja, l’Amerique, elle etait la, prete a bondir, a remonter le long des nerfs ou du sang ou je ne sais quoi, et puis de la au cerveau, puis sur la langue, et puis dans ce cri
La, qui attendait.
Celui qui m’a appris ca, c’est Danny Boodmann