Antoine me regarde comme si je debarquais de la lune avec des palmes et un tuba.

— C'est un rapport que tu veux ? Je croyais qu'on pouvait se parler, tous les deux.

— Le bavardage n'est pas un luxe de flic. (Je lui designe l'ordinateur de mon bureau.) Consigne toute cette histoire par le menu et envoie-la moi a Saint-Cloud. Je rentre. Je suis creve.

— Tu ne veux pas que je te l'amene, mon rapport ?

— Je prefere que tu me le faxes.

Je sors de mon burlingue sans lui accorder l'obole d'un sourire ni meme la grace d'un regard. Je sais que je suis odieux et que tu m'en veux de comporter de la sorte avec mon mouflet. Mais sauf ton respect, je te conseille d'aller te faire tchetcheniser chez les Kosovars, because t'as rien compris au film.

L'odiosite[6] est en realite un noble sentiment puisqu'il sert a en masquer un autre : la deception.

* * *

En rangeant ma bagnole dans le garage agacant (Beru dixit) a notre jardinet, je ressens un vrai sale gout dans ma bouche. Comme si j'avais becte le fond d'une cage a serins arrose avec le jus de ta poubelle de mercredi dernier. On appelle ca l'amertume, je crois. Mon vieux Guy Savoy, le tendre Loiseau et le grand Veyrat (cui qui a un bitos visse au-dessus du groin) pourraient se mettre la toque en trompette avec leurs mets subtils aux herbes venues d'ailleurs, ils ne parviendraient pas a m'evacuer ce gout de chiottes car il ne provient pas de mon palais, mais du plus profond de mon ame.

Seul un petit plat bien mitonne de Felicie, peut-etre ?… songe-je en remontant l'allee dont les lampadaires s'eclairent les uns apres les autres sur mon passage. Un systeme que j'ai fait installer depuis que ma brave femme de mere a trebuche sur un velo abandonne par Antoinette. Elle s'en est tiree avec quelques egratignures, ma Feloche, mais a son age, il ne faut pas trop chahuter avec ses os.

Je remarque Salami en train de jouer avec la tortue que j'ai rapportee de chez Titan Ma Gloire[7]. Son truc, a mon clebard, c'est de la foutre sur le dos et de la faire tourner comme une toupie. Je ne sais pas si elle apprecie son sens de l'humour, miss Carapace, mais elle se console en se disant qu'elle aura encore cent ans a vivre tranquille apres la mort du basset-hound. Voila un avantage que l'on partage avec les tortues, les carpes et les elephants sur les autres creatures : la longevite. C'est aussi ce qui nous rend si humbles et si glands devant un chene.

Je m'attends a ce que Salami vienne renifler le bas de mon futal pour me temoigner son indefectible affection, mais fume ! Il me fait la gueule, Court-en-pattes. Il m'en veut de ne pas l'avoir emmene a Bruxelles. Il aurait tant aime filer un coup de langue sur la zigounette du Manneken-Pis, tu parles, la seule statue a la portee d'un basset.

Il y a des soirs ou c'est pas ton jour, mords plutot : Antoinette est au plumard avec une otite carabinee. Elle se tape un 39,5 sous abri et le docteur Le Zoute a recommande de bien la surveiller pour ne pas laisser grimper la fievre. Nuit d'angoisse en perspective. Comme un bonheur ne vient jamais seul, ma cousine Adele, de Lisieux, celle qui sent le lard rance et la pisse de chat angora, a fait une tentative de suicide en avalant trois bouteilles d'huile d'olive cul sec (facon de parler). Elle va s'en sortir, mais maman a du partir de toute urgence pour lui porter du linge de rechange. Tu me croiras si tu voudras (Saint-Tax selon Beru), mais en poussant la porte de la maison, j'ai tout de suite su que Felicie n'etait pas at home. L'absence des gens qu'on aime se fait davantage sentir que leur presence. A l'ordinabitude, quand je me pointe, il flotte dans l'atmosphere des fragrances de plats longuement mijotes : blanquette a l'ancienne, b?uf mode ou pieds paquets. Ce soir, nibe ! Juste l'odeur, de bon aloi au demeurant, de l'encaustique a la cire d'abeilles. Un jour, ce sera comme ca tous les jours et pour toujours.

Ne souhaitant pas se risquer sur le terrain culinaire de maman et profitant lachement de son depart, Marie-Marie n'a rien trouve de mieux que de commander des sushis a la societe de livraison rapide « Sapukantushi ». Je ne sais pas si tu connais ce plat japonais constitue de boulettes de riz vinaigre coiffees d'une tranche de poisson cru, qu'on trempe dans de la sauce soja moutardee ? Un plat ridicule comme deux judokas qui se saluent. Marie-Marie en raffole et Antoine aussi, ce petit couillon. Moi, je prefererais que tu me prepares un rat creve en daube beaujolaise. Question de generation, peut-etre, ou de culture. Pour ne pas desobliger la Musaraigne, je lui affirme qu'elle a eu l'idee du siecle. J'avale trois bouchees de riz en virgulant subrepticement poulpe, thon et daurade dans le pot du philodendron (il va lui pousser des ecailles sur ses jolies feuilles vernissees) et m'injecte cinq decilitres de Kirin car ils savent copier la biere aussi bien que Vuitton et Cartier, les Brides. Et puis, je pretends dans la foulee que le poisson cru me flanque le tricotin. Pour etayer mes dires, j'incite Marie-Marie a palper la courgette qui me pousse dans le calbute. Elle admet l'urgence de la situation. On bascule sur le canape. Pas de gestes inutiles, on pare au plus presse. Marie-Marie ne degrafe que les trois boutons de braguette suffisant a autoriser le passage de mon ogive culeaire. D'un doigt en crochet j'ecarte le fond de son string en dentelle et la jonction s'opere comme dans du velours. C'est a ce moment precis qu'Antoinette se met a pleurer a l'etage. La partie de radada est remise a une chatte ulterieure. Point positif, l'horrible poisson cru est devenu le cadet de mes sushis.

Un sursaut me reveille, a moins que ce ne soit l'eveil qui m'ait fait sursauter. La petite a bataille longtemps contre sa canicule interne. On lui a administre de la Catalgine, on l'a plongee dans un bain rafraichissant. On a meme harcele le pediatre en plein coit, ca s'entendait a son souffle haletant et a ses doigts qui poissaient sur le combine. On voulait etre bien surs qu'Antoinette ne nous faisait pas un abces de cerveau, une achalasie du cardia, de l'acide uranique, une acrocyanose de Patouillard, un adenome prostatique (heureusement rare chez les filles), une agranulocytose sous-jacente, de l'alopecie a geometrie variable, une angevine de poitrine, un anthrax de Saint-Minute, un aphte-a-Line, une aplasie medievale, une arthrite de Russie, une ataxie G7, un bec-de-lievre myxomateux, une bilirubine sur ongle, un botulisme et mouche cousue, une brucellose de Brabant, des calculs mento, une candidose de Maria, une colite frenetique, un cytomegalovirus pascuaien, un delirium (meme tres mince), un diabete bete qui monte, une dysmenorrhee surprecoce, une echinococcose toujours, un epanchement de Sidonie, une folliculite funicula, un ictere de feu, une leishmaniose broutor, un lipome Touskila, un lupus ducu, une morpionite aigue, une nephrite epidemoule, un ?deme de Quick, un ?deme de Macdo, une pemphigoide bulleuse, une plumothorax, une polypose tonku, un purpura d'aigou, une rimski de Korsakov, une salpingite a la noix, voire une classique fievre typhoide. On avait eu beau passer l'insoutenable dictionnaire medical en revue, ce qui nous tracassait le plus, c'etait l'eventualite d'une meningite, saloperie qui galope ces temps-ci et fauche a l'aveuglette nos plus freles bambins. Mais le toubib avait enterine mordicus son verdict : otite, otite, otite ! Qu'on le laisse achever sa levrette peinard, merde ! Trois deculages en vingt minutes, il a ete oblige de se relancer a la manivelle, le pauvre !

Toinette a fini par s'endormir aupres de sa mere dans notre lit. Moi je me suis vachi sur le canape du salon. Juste le temps de retirer cravate, ceinture, lacets facon garde a vue menee par Beru et j'ai fait le grand plongeon dans le sirop d'oubli.

Je pige ce qui vient de me reveiller : le fax. Pas la sonnerie, car il y a longtemps que je l'ai rendue aphone, pas deranger la gamine avec des conneries de boulot tardives et autres publicites noctamburnes. Non, c'est le friselis des feuilles qui s'en evadent. Te dire si j'ai le sommeil leger. Toi, tu sais combien de fois cette faculte m'a sauve la vie.

Je me leve et m'etire comme n'importe quel miserable mammifere. Le petit jour s'annonce, discret, a travers les persiennes. La maison baigne dans une aimable torpeur. J'eprouve la fiere sensation d'en etre le bienfaisant veilleur. A titre de gratification, je me vote une large rasade d'une liqueur aux plantes des Alpes, allume un cigare trois fois plus gros que ta bitoune au repos et lance en sourdine sur la platine un concerto pour deux mandolines qui m'evoque la masturbation mutuelle de deux collegiennes. Je rassemble les feuilles du fax et m'installe a la table de la salle a manger.

Pas mal torche, le rapport de mon Antoine. Du style, le sens du detail… J'ai surement bien fait de le houspiller. J'accroche mon image dans la glace qui surplombe la desserte et ne peux retenir un sourire. Chartreuse verte, Davidoff et Vivaldi, est-ce vraiment different des tequila, ecstasy et techno-parade que je reproche a mon fils ?

Toujours une affaire de generation ou de culture, le meme besoin pour les animaux a sang chaud que nous sommes, de sentir qu'ils existent et d'oublier qu'ils n'existeront plus. Je devrais reviser mon jugement sur mon mome ou me programmer autrement pour le comprendre. Une revolution a entreprendre !

Je me concentre sur l'aventure beauceronne qu'il a consignee et la parcours jusqu'au bout. A la fin de ma

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