Martin Silenus avait le front pose contre le goulot de sa bouteille a present vide. Il releva la tete en disant :

— La trahison est punie de mort. De toute maniere (il gloussa), nous allons tous mourir dans quelques heures. Pourquoi notre dernier acte ne serait-il pas une execution ?

Le pere Hoyt fit une grimace, visiblement sous le coup d’un spasme de douleur. Il porta un doigt tremblant a ses levres gercees.

— Nous ne sommes pas une cour de justice.

— C’est faux, lui dit Kassad. Nous en sommes une.

Le consul se pencha en avant, les jambes repliees sous lui, et posa les avant-bras sur ses cuisses, les doigts noues.

— Vous n’avez qu’a decider, dit-il d’une voix qui ne laissait transparaitre aucune emotion.

Brawne Lamia avait sorti l’automatique de son pere. Elle le posa par terre pres de l’endroit ou elle etait assise. Ses yeux allaient sans cesse du consul a Kassad.

— Qui peut parler de trahison ici ? demanda-t-elle. Trahison envers quoi ? Aucun de nous, a l’exception, peut-etre, du colonel, ne peut etre considere comme un citoyen exemplaire. Nous sommes tous les jouets de forces qui nous depassent.

Sol Weintraub s’adressa alors directement au consul.

— Ce que vous ignoriez, mon cher ami, c’est que Meina Gladstone et certains elements du TechnoCentre, lorsqu’ils vous ont choisi comme emissaire aupres des Extros, savaient parfaitement de quelle maniere vous alliez reagir. Peut-etre ne pouvaient-ils pas deviner que les Extros connaissaient le moyen d’ouvrir les Tombeaux du Temps – bien que, avec les IA du TechnoCentre, on ne puisse jamais savoir – mais ils avaient certainement prevu que vous vous retourneriez contre les deux civilisations a la fois, les deux camps qui ont fait du mal a votre famille. Tout cela fait partie de je ne sais quel plan bizarre. Il est evident que vous n’aviez pas plus de libre arbitre en la matiere que… (il souleva son bebe) cet enfant.

Le consul parut desoriente. Il voulut dire quelque chose, mais se ravisa et demeura muet, se contentant de hocher la tete.

— Il se peut qu’il ait raison, admit le colonel Kassad. Neanmoins, meme si nous ne sommes tous que des pions sur un echiquier, nous nous devons d’etre responsables du choix de nos actions.

Il leva les yeux vers le mur, ou des pulsations de lumiere venues de la lointaine bataille spatiale peignaient sur le platre blanc des motifs rouge sang.

— A cause de cette guerre, reprit-il, des milliers, peut-etre des millions de gens vont mourir. Et si les Extros ou le gritche ont acces au systeme distrans du Retz, des milliards de vies, sur des centaines de mondes, seront menacees.

Le consul le regarda tranquillement tandis qu’il levait vers lui son baton de la mort.

— Ce serait la solution la plus rapide pour tout le monde, reprit Kassad. Le gritche, lui, ne connait pas la pitie.

Personne ne disait rien. Le regard du consul semblait fixe sur un point extremement eloigne.

Kassad remit la surete et glissa le baton a sa ceinture.

— Nous sommes arrives jusqu’ici ensemble, dit-il. Nous ferons le reste du chemin ensemble.

Brawne Lamia rangea le pistolet de son pere, se leva, traversa l’espace qui la separait du consul, s’agenouilla devant lui et lui passa les bras autour du cou. Pris au depourvu, il leva un bras pour l’arreter tandis que la lumiere dansait sur le mur derriere eux.

Un instant plus tard, Sol Weintraub les rejoignit et les serra tous les deux contre lui en entourant leurs epaules d’un seul bras. Dans l’autre bras, Rachel gazouilla de plaisir au contact de toute cette chaleur humaine. Le consul percut l’odeur de talc et de nouveau-ne qui se degageait d’elle.

— J’ai eu tort, murmura-t-il. J’ai une requete, moi aussi, a formuler devant le gritche. Une requete en sa faveur.

Il caressa doucement la nuque chaude du bebe. Martin Silenus emit un rire qui se termina en une sorte de sanglot.

— Nos dernieres volontes, dit-il. Je ne sais pas si les muses accordent aussi des faveurs, mais je ne demande rien d’autre qu’une fin pour mon poeme.

Le pere Hoyt se tourna vers lui.

— Est-ce si important, qu’il ait une fin ?

— Oh oui, oui, oui ! grogna Silenus.

Il laissa tomber la bouteille vide, plongea la main dans son sac et en sortit une poignee de pelures qu’il brandit vers le groupe comme une offrande.

— Voulez-vous les lire ? Voulez-vous que je vous en donne lecture moi-meme ? Je sens que cela me revient. Relisez le debut. Relisez les Cantos que j’ai ecrits il y a trois siecles et qui n’ont jamais ete publies. Tout est la. Absolument tout. Nous sommes tous dedans. Vous, moi, ce voyage. Ne comprenez-vous pas que je ne cree pas seulement un poeme, mais l’avenir tout entier ?

Il lacha les pelures, ramassa la bouteille vide, fronca les sourcils et la leva comme un calice.

— Je cree l’avenir, repeta-t-il sans redresser la tete. Mais c’est le passe qui a besoin d’etre change. Rien qu’un instant. Rien qu’une decision.

Martin Silenus releva alors le front. Il avait les yeux rouges.

— Cette chose qui va nous tuer demain… Ma muse, notre donneur et notre repreneur de vie… Elle est venue vers nous a reculons a travers le temps. Mais elle ne me fait pas peur. Qu’elle me prenne, moi, cette fois-ci, et qu’elle laisse Billy tranquille. Qu’elle me prenne, et que le poeme en reste la, inacheve pour l’eternite. Il leva la bouteille encore plus haut, ferma les yeux et la lanca violemment contre le mur oppose. Les eclats de verre reflechirent la lumiere orangee venue des explosions lointaines et silencieuses.

Le colonel Kassad s’approcha du poete et posa une main aux longs doigts effiles sur son epaule.

L’espace de quelques secondes, la piece sembla rayonner de chaleur humaine. Puis le pere Hoyt s’ecarta du mur ou il etait adosse, leva la main droite, le pouce et le petit doigt unis, les trois autres doigts serres, dans un geste qui semblait l’inclure au groupe qui se tenait devant lui, et prononca a voix basse :

— Ego te absolvo.

Le vent crepitait contre les murs exterieurs et sifflait sur les gargouilles et les terrasses. La lueur d’une bataille qui se deroulait a cent millions de kilometres de la donnait au groupe des colorations rouge sang.

Le colonel Kassad se dirigea vers la porte. Les autres se separerent.

Essayons de dormir un peu, suggera Brawne Lamia.

Plus tard, dans la solitude de son rouleau de couchage, ecoutant les plaintes et les hurlements du vent, le consul posa la joue contre son paquetage et remonta la couverture reche sur sa tete. Cela faisait des annees qu’il n’avait essaye de s’endormir paisiblement.

Il pressa son poing crispe contre son autre joue, ferma les yeux et sombra presque aussitot dans le sommeil.

Epilogue

Le consul se reveilla au son d’une balalaika si discrete qu’il crut un instant que cela faisait partie de son reve.

Il se leva, frissonnant dans l’air glace du matin, drapa la couverture autour de lui et sortit sur la terrasse. L’aube n’etait pas encore la. Le ciel etait toujours embrase par les lointains combats.

— Desole, fit Lenar Hoyt, emmitoufle dans sa cape et relevant la tete derriere son instrument.

— Ce n’est pas grave, lui dit le consul. J’etais sur le point de me reveiller, de toute maniere.

C’etait la verite. Jamais il ne s’etait senti aussi dispos.

— Continuez, je vous prie, ajouta-t-il.

Les notes s’eleverent de nouveau, limpides et cristallines, mais a peine audibles en raison du vent. On eut dit que le pere Hoyt jouait en duo avec la brise glacee descendue des sommets environnants, et le consul trouvait

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