dans mon affolement je courus avec la machette, le maser et les jumelles a amplification electronique jusqu’a un gros rocher qui dominait la Faille, et je balayai la region a la recherche des meurtriers de Tuk. Mais je ne decelai aucun mouvement, a l’exception des minuscules creatures arboricoles et des insectes que nous avions vus les jours precedents. La foret elle-meme semblait anormalement sombre et dense. La Faille formait des centaines de cavernes, corniches et crevasses qui auraient pu abriter des hordes de sauvages. Une armee entiere aurait pu se cacher dans les brumes du nord-est, continuellement presentes.

Au bout de trente minutes de recherches vaines et de lache panique, je retournai au camp et pris les dispositions necessaires pour offrir une sepulture decente a mon guide. Il me fallut deux bonnes heures pour creuser un trou suffisant dans le sol rocheux du plateau. Lorsque tout fut fini, apres avoir recite la priere des morts, je ne trouvai rien de tres personnel a ajouter sur le petit homme fruste et comique qui m’avait fidelement servi.

— Veillez sur lui, Seigneur, et facilitez-lui le passage, amen, murmurai-je finalement, ec?ure de ma propre hypocrisie et convaincu, au fond de mon c?ur, que je ne prononcais ces mots que pour moi-meme.

Ce soir-la, j’ai deplace le camp de cinq cents metres au nord. Ma tente se dresse a present au milieu d’un espace decouvert, a une dizaine de metres de l’endroit ou je suis tapi, adosse a la roche, ma chemise de nuit retroussee, la machette et le maser a portee de la main. Apres avoir enseveli Tuk, j’ai passe en revue l’equipement et les caisses. Il me semble que rien ne manque, si ce n’est le paravolt, dont tous les tubes restants ont disparu. Je me suis demande si quelqu’un ne nous avait pas suivis a travers la foret des flammes dans l’idee de se debarrasser de Tuk et de me bloquer ici. Mais je ne vois pas ce qui aurait pu motiver un acte aussi abominable. Si quelqu’un des plantations avait voulu nous tuer, il aurait pu le faire dans la foret pluviale ou, mieux encore du point de vue d’un assassin, pendant notre sommeil, au c?ur de la foret des flammes, la ou personne ne pourrait s’etonner de retrouver deux corps carbonises. Il ne restait plus, par consequent, que les Bikuras. Les primitifs dont je m’etais entiche.

J’envisageai de rebrousser chemin a travers la foret des flammes sans paravolt, mais j’abandonnai rapidement cette idee. Une mort certaine m’attendait si je partais, contre une mort probable si je restais.

Encore trois mois avant la prochaine periode d’inactivite des teslas. Cent vingt jours locaux, a raison de vingt-six heures par jour. Une eternite.

Christ d’amour et de misericorde, pourquoi ces choses-la m’arrivent-elles ? Pourquoi ai-je ete epargne hier si c’est pour etre sacrifie cette nuit… ou bien la prochaine ?

Tapi dans mon creux de rocher, je vois le ciel s’assombrir et j’ecoute le sinistre gemissement du vent qui monte de la Faille. Je prie tandis que le ciel s’illumine du passage des meteores a la trame rouge comme le sang.

Ou plutot, disons que je m’adresse des paroles rassurantes.

Quatre-vingt-quinzieme jour :

Les terreurs de la semaine ecoulee se sont largement apaisees. Je m’apercois que meme la peur peut s’estomper et devenir banale apres quelques jours de retour au calme.

Avec la machette, j’ai coupe quelques arbustes pour m’en faire un abri contre le vent. J’ai recouvert le toit et l’un des cotes de tissu gamma, apres avoir calfate tant bien que mal les rondins avec de la boue. L’abri est adosse a un gros rocher. J’ai ouvert quelques-unes de mes caisses de materiel pour y prelever certains outils, mais j’ai bien peur qu’ils ne me servent pas a grand-chose dans la situation ou je me trouve.

J’ai commence a utiliser les ressources du terrain pour agrementer un peu mes reserves de nourriture deshydratee, qui diminuent de maniere inquietante. D’apres le derisoire programme etabli sur Pacem il y a si longtemps, je devrais etre en ce moment, depuis plusieurs semaines, parmi les Bikuras, troquant de menues marchandises contre de la nourriture locale. Mais tant pis. Outre la racine de chalme, insipide mais nutritive et facile a cuire, j’ai decouvert une demi-douzaine de varietes de baies et de fruits que mon persoc a jugees comestibles. Jusqu’ici, mon estomac s’est declare d’accord, sauf dans un cas, ou j’ai du passer presque toute la nuit accroupi au bord du ravin le plus proche.

J’arpente le territoire qui entoure mon campement avec autant d’impatience que ces pelops en cage auxquels les petits padischahs d’Armaghast attachent tant de prix. Un kilometre au sud, et quatre a l’ouest, la foret des flammes est en pleine vigueur. La fumee rivalise avec les volutes de brume perpetuellement en mouvement pour cacher le ciel. Seuls les fourres d’abestes impenetrables, les etendues rocheuses du sommet du plateau, comme celle ou je me trouve, ou encore les cretes qui forment des especes de vertebres dans la carapace du nord-est sont epargnes par les teslas.

Au nord, le plateau s’evase et la vegetation devient plus dense aux abords de la Faille, sur une quinzaine de kilometres, jusqu’a l’endroit ou elle est bloquee par une crevasse dont la profondeur represente a peu pres le tiers, et la largeur la moitie de celles de la Faille elle-meme. Hier, j’ai pousse jusqu’au point situe le plus au nord, et j’ai contemple, empreint de frustration, le territoire qui s’etend au-dela du precipice. Un autre jour, j’essaierai de le contourner par l’est, dans l’espoir de trouver un passage. Cependant, a en juger par les phenix que j’apercois de l’autre cote et la fumee qui monte a l’horizon du nord-ouest, je ne devrais y trouver que des ravins couverts de chalme et des steppes ou regne la foret des flammes, comme l’indiquent approximativement les releves topographiques orbitaux dont je dispose.

Ce soir, tandis que le vent entamait son chant funebre, je me suis rendu sur la tombe de Tuk. A genoux, j’ai voulu prier, mais rien n’est venu.

Rien n’est venu, Edouard. Je suis aussi vide que ces faux sarcophages que nous avons autrefois exhumes ensemble par dizaines dans les sables steriles du desert de Tarum bel Wadi.

Les gnostiques zen diraient que ce vide est un bon signe, qu’il presage l’ouverture spirituelle vers de nouveaux niveaux de conscience, de nouvelles intuitions, de nouvelles experiences.

Merde.

Le vide que je ressens n’est rien d’autre que… du vide.

Quatre-vingt-seizieme jour :

J’ai trouve les Bikuras. Disons, plutot, qu’ils m’ont trouve. J’ecris rapidement ces mots avant qu’ils ne viennent me tirer du « sommeil » ou ils me croient plonge.

J’etais en train d’effectuer quelques releves cartographiques a quatre kilometres a peine au nord du camp lorsque la brume s’est levee a la faveur du rechauffement atmospherique de la mi-journee, me permettant d’apercevoir quelques terrasses, de mon cote de la Faille, qui etaient demeurees cachees jusqu’alors. Je pris mes jumelles electroniques pour les examiner. Il s’agissait d’une serie de gradins, corniches, protuberances, ressauts et redans qui s’avancaient bien au-dela du surplomb. Mais le plus extraordinaire est que je m’apercus bientot que j’etais en train d’observer des habitations humaines. Il y avait la une douzaine de huttes primitives, des cabanes faites de blocs de pierre et de branches de chalme tassees et calfatees avec de la mousse. Leur origine humaine etait indiscutable.

Je demeurai la un bon moment, les jumelles a la main, essayant de decider si je devais descendre a la rencontre des gens qui avaient edifie ces huttes ou battre precipitamment en retraite avant qu’ils ne me voient. Mais je ressentis, a ce moment-la, ce picotement glace, au niveau de la nuque, qui permet d’affirmer avec une quasi-certitude que l’on n’est plus tout seul. Abaissant mes jumelles, je me retournai lentement. Ils etaient la. Les Bikuras, au moins une trentaine, formaient un large demi-cercle qui ne me laissait aucune retraite possible vers la foret.

J’ignore a quoi je m’etais attendu au juste. Des sauvages nus, peut-etre, avec une expression feroce et des colliers de dents. Ou peut-etre le genre d’ermite barbu et chevelu que les voyageurs rencontrent parfois dans les montagnes de Moshe, sur Hebron. Quoi qu’il en soit, la realite des Bikuras ne correspondait a rien de tout cela.

Les gens qui s’etaient silencieusement approches si pres de moi etaient de petite taille. Pas un ne depassait mon epaule. Ils etaient vetus de robes sombres de facture grossiere, qui les couvraient de la nuque aux pieds. Lorsqu’ils se deplacaient, ce qui etait le cas pour certains d’entre eux en ce moment, ils semblaient glisser par terre comme des spectres. De loin, ils me faisaient tout a fait penser a un groupe de jesuites en miniature dans quelque lointaine annexe du Nouveau-Vatican.

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