1747, elle rentrait chez elle, laissant derriere elle l’enfant Grenouille et notre histoire. Sinon, il aurait pu se faire qu’elle perde sa foi en la justice et du meme coup le seul sens qu’elle trouvait a la vie.

6

Au premier coup d’?il qu’il jeta sur M. Grimal (ou plutot a la premiere bouffee qu’il inspira de son aura olfactive), Grenouille sut que c’etait la un homme capable de le battre a mort a la moindre incartade. Sa vie desormais avait tout juste autant de valeur que le travail qu’il serait capable d’accomplir, elle avait pour toute consistance l’utilite que lui attribuerait Grimal. Aussi Grenouille se fit-il tout petit, sans faire jamais ne fut-ce qu’une tentative pour se rebeller. Du jour au lendemain, il renferma de nouveau en lui-meme toute son energie de defi et de hargne, qu’il employa exclusivement a survivre, telle la tique, a l’ere glaciaire qu’il allait traverser : endurant, frugal et terne, mettant en veilleuse la flamme de l’espoir de vivre, mais veillant jalousement sur elle. Il fut desormais un modele de docilite, sans pretention aucune et plein d’ardeur au travail, obeissant au doigt et a l’?il et se contentant de n’importe quelle nourriture. Le soir, il se laissait sagement enfermer dans un appentis jouxtant l’atelier et ou l’on entreposait des outils et des peaux brutes traitees a l’alun. Il y dormait a meme le sol en terre battue. Durant le jour, il travaillait tant qu’on y voyait clair, en hiver huit heures, en ete quatorze, quinze, seize heures : il echarnait les peaux qui puaient atrocement, les faisait boire, les debourrait, les passait en chaux, les affretait a l’acide, les meurtrissait, les enduisait de tan epais, fendait du bois, ecorcait des bouleaux et des ifs, descendait dans les cuves remplies de vapeurs acres, y disposait en couches successives les peaux et les ecorces, selon les instructions des compagnons, y repandait des noix de galle ecrasees et recouvrait cet epouvantable entassement avec des branches d’if et de la terre. Apres une eternite, il fallait de nouveau tout exhumer et tirer de leur tombeau les cadavres de peaux momifies par le tannage et transformes en cuir.

Quand il n’etait pas a enterrer ou deterrer les peaux, c’est qu’il portait de l’eau. Pendant des mois, il porta de l’eau depuis le fleuve jusqu’a la tannerie, toujours deux seaux, des centaines de seaux par jour, car le tannage exigeait d’enormes quantites d’eau, pour laver, pour assouplir, pour detremper, pour teindre. Pendant des mois, il n’eut pas un fil de sec, a force de porter de l’eau ; le soir, ses vetements degoulinaient et sa peau etait froide, ramollie et gonflee comme du cuir brasse en cuve.

Au bout d’un an de cette existence de bete plus que d’etre humain, il attrapa une splenite, redoutable inflammation de la rate qui frappe les tanneurs et entraine generalement la mort. Grimal avait deja fait une croix sur lui et songeait a lui trouver un remplacant  – non sans regret, d’ailleurs, car jamais il n’avait eu ouvrier moins exigeant et plus efficace que ce Grenouille. Mais, contre toute attente, Grenouille survecut a la maladie. Il n’en garda que les cicatrices des gros anthrax noirs qu’il avait eus derriere les oreilles, dans le cou et sur les joues, qui le defigurerent et le rendirent encore plus laid que jamais. Il lui en resta de surcroit  – avantage inappreciable  – une immunite contre l’inflammation de la rate qui lui permit desormais d’echarner, meme avec des mains crevassees et en sang, les peaux dans le pire etat sans risquer de se contaminer a nouveau. Cela le distinguait non seulement des apprentis et compagnons, mais de ses propres remplacants potentiels. Et comme dorenavant il n’etait plus aussi facile a remplacer, cela accrut la valeur de son travail et par consequent la valeur de sa vie. Tout d’un coup, il ne fut plus contraint de coucher a meme le sol, on lui permit de se construire un bat-flanc dans l’appentis, on lui donna de la paille pour mettre dessus, et une couverture a lui. On ne l’enferma plus pour dormir. Les repas etaient plus copieux. Grimal ne le traitait plus comme un quelconque animal, mais comme un animal domestique utile.

Lorsqu’il eut douze ans, Grimal lui donna champ libre la moitie du dimanche, et a treize ans il eut meme la permission de sortir les soirs de semaine une heure apres le travail, et de faire ce qu’il voulait. Il avait gagne, puisqu’il vivait et qu’il possedait une petite dose de liberte qui suffisait pour continuer a vivre. Son temps d’hibernation etait termine. La tique Grenouille bougeait de nouveau. Elle flairait l’air du matin. L’instinct de chasse le prit. Il avait a sa disposition la plus grande reserve d’odeurs du monde : la ville de Paris.

7

C’etait comme un pays de cocagne. A eux seuls, deja les quartiers voisins de Saint-Jacques-de-la-Boucherie et de Saint-Eustache etaient un pays de cocagne. Dans les rues adjacentes de la rue Saint Denis et de la rue Saint-Martin, les gens vivaient tellement serres les uns contre les autres, les maisons etaient si etroitement pressees sur cinq, six etages qu’on ne voyait pas le ciel et qu’en bas, au ras du sol, l’air stagnait comme dans des egouts humides et etait sature d’odeurs. Il s’y melait des odeurs d’hommes et de betes, des vapeurs de nourriture et de maladie, des relents d’eau et de pierre et de cendre et de cuir, de savon et de pain frais et d’?ufs cuits dans le vinaigre, de nouilles et de cuivre jaune bien astique, de sauge et de biere et de larmes, de graisse, de paille humide et de paille seche. Des milliers et des milliers d’odeurs formaient une bouillie invisible qui emplissait les profondes tranchees des rues et des ruelles et qui ne s’evaporait que rarement au-dessus des toits, et jamais au niveau du sol. Les gens qui vivaient la ne sentaient plus rien de particulier dans cette bouillie ; car enfin elle emanait d’eux et les avait impregnes sans cesse, c’etait l’air qu’ils respiraient et dont ils vivaient, c’etait comme un vetement chaud qu’on a porte longtemps et dont on ne sent plus l’odeur ni le contact sur sa peau. Mais Grenouille sentait tout comme pour la premiere fois. Il ne sentait pas seulement l’ensemble de ce melange odorant, il le dissequait analytiquement en ses elements et ses particules les plus subtils et les plus infimes. Son nez fin demelait l’echeveau de ces vapeurs et de ces puanteurs et en tirait un par un les fils des odeurs fondamentales qu’on ne pouvait pas analyser plus avant. C’etait pour lui un plaisir ineffable que de saisir ces fils et de les filer.

Souvent, il s’arretait, adosse a une facade ou accote dans une encoignure sombre, les yeux clos, la bouche entrouverte et les narines dilatees, immobile comme un poisson carnassier dans

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