toujours et, ayant paye un an d’avance, il s’enfuit de nouveau vers la ville ou, une fois rentre dans son couvent, il s’arracha ses vetements comme s’ils avaient ete souilles, se lava des pieds a la tete et se refugia dans le lit de sa petite chambre, ou il fit maint signe de croix, pria longuement et finit par s’endormir, soulage.

4

Mme Gaillard, quoiqu’elle n’eut pas encore trente ans, avait deja sa vie derriere elle. Exterieurement, elle faisait son age et, en meme temps, elle avait l’air deux ou trois ou cent fois plus vieille, comme une momie de jeune fille ; et interieurement, elle etait morte depuis bien longtemps. Lorsqu’elle etait encore une enfant, son pere lui avait flanque un coup de pique-feu sur le front, juste au-dessus de la base du nez, et elle en avait perdu l’odorat, mais aussi tout sens de la chaleur humaine et de la froideur humaine, et du reste toute passion. La tendresse, du meme coup, lui etait devenue tout aussi etrangere que la repulsion, et la joie aussi etrangere que le desespoir. Elle n’eprouva rien, quand plus tard un homme la prit, et rien non plus quand elle eut ses enfants. Elle ne s’affligea pas plus de ceux qui moururent qu’elle ne se rejouit de ceux qui lui resterent. Lorsque son mari la battait, elle ne bronchait pas, et elle n’eprouva nul soulagement quand il mourut du cholera a l’Hotel-Dieu. Les deux seules sensations qu’elle connut, c’etait que son humeur s’assombrissait tres legerement a l’approche de sa migraine mensuelle et qu’elle s’egayait a nouveau tres legerement quand ladite migraine passait. A part cela, cette femme morte ne ressentait rien.

D’un autre cote... ou peut-etre precisement a cause de cette totale absence d’emotions, Mme Gaillard avait un sens implacable de l’ordre et de la justice. Elle n’avantageait aucun des enfants qui lui etaient confies et elle n’en defavorisait aucun. Elle distribuait trois repas par jour et pas la moindre bouchee de plus. Elle langeait les petits trois fois par jour, et seulement jusqu’a leur deuxieme anniversaire. Apres, celui qui faisait encore dans sa culotte recevait une gifle, sans aucune remontrance, et un repas de moins. Sur le prix des pensions, elle consacrait exactement la moitie a l’entretien des enfants et gardait exactement l’autre moitie pour elle. Elle ne cherchait pas a augmenter son benefice quand les denrees etaient bon marche ; mais, quand les temps etaient durs, elle n’allongeait pas un sol de plus, meme si c’etait une question de vie ou de mort. L’affaire n’aurait plus ete rentable. Elle avait besoin de cet argent Elle avait fait ses comptes avec precision. Pour ses vieux jours, elle voulait s’acheter une rente et, de plus, avoir de quoi mourir chez elle, au lieu de crever a l’Hotel-Dieu comme son mari. En elle-meme, la mort de cet homme ne lui avait fait ni chaud, ni froid. Mais cette agonie publique, partagee avec des centaines d’inconnus, lui faisait horreur. Elle entendait s’offrir une mort privee, et pour ce faire, elle avait besoin de toute la marge que lui laissaient les pensions. Il y avait certes des hivers ou, sur deux douzaines de petits pensionnaires, elle en perdait trois ou quatre. C’etait tout de meme nettement moins encore que chez la plupart des nourrices privees, et infiniment moins que dans les grands orphelinats publics ou religieux, dont le taux de pertes etait souvent de neuf sur dix. Au demeurant, les trous etaient vite bouches. Paris produisait annuellement plus de dix mille enfants trouves, batards et orphelins. De quoi oublier bien des pertes.

Pour le petit Grenouille, l’etablissement de Mme Gaillard fut une benediction. Il est vraisemblable qu’il n’aurait pu survivre nulle part ailleurs. Mais la, chez cette femme sans ame, il prospera, il etait bati a chaux et a sable. Quand on avait comme lui survecu a sa propre naissance au milieu des ordures, on ne se laissait pas facilement bousculer et prendre sa place en ce monde. Il etait capable de vivre pendant des jours de soupes claires, de se nourrir du lait le plus etendu d’eau, de supporter les legumes les plus pourris et la viande la plus avariee. Au cours de son enfance, il survecut a la rougeole, a la dysenterie, a la petite verole, au   cholera, a une chute de six metres dans un puits et a une brulure a l’eau bouillante de toute sa poitrine. Certes, il en garda des cicatrices, des crevasses et des escarres, ainsi qu’un pied quelque peu estropie qui le faisait boiter, mais il vecut. Il etait aussi dur qu’une bacterie resistante et aussi frugal qu’une tique accrochee a un arbre et qui vit d’une minuscule goutte de sang qu’elle a rapinee des annees plus tot. Son corps n’avait besoin que d’un minimum de nourriture et de vetements. Son ame n’avait besoin de rien. Les sentiments de securite, d’affection, de tendresse, d’amour, et toutes ces histoires qu’on pretend indispensables a un enfant, l’enfant Grenouille n’en avait que faire. Au contraire, il nous semble qu’il avait lui-meme resolu de n’en avoir rien a faire des le depart, tout simplement pour pouvoir vivre. Le cri qui avait suivi sa naissance, ce cri qu’il avait pousse sous l’etal, signalant son existence et envoyant du meme coup sa mere a l’echafaud, n’avait pas ete un cri instinctif reclamant pitie et amour. C’etait un cri delibere, qu’on dirait pour un peu murement delibere et par lequel le nouveau-ne avait pris parti contre l’amour et pourtant pour la vie. Il faut dire qu’etant donne les circonstances, celle-ci n’etait d’ailleurs possible que sans celui-la, et que si l’enfant avait exige les deux, il n’aurait certainement pas tarde a perir miserablement. Il est vrai que, sur le moment, il aurait aussi bien pu choisir la seconde possibilite qui s’offrait a lui : se taire et passer de la naissance a la mort sans faire le detour par la vie, epargnant du meme coup au monde et a lui-meme quantite de malheurs. Mais pour s’esquiver aussi modestement, il eut fallu un minimum de gentillesse innee, et Grenouille ne possedait rien de tel. Il etait, des le depart, abominable. S’il avait choisi la vie, c’avait ete par pur defi et par pure mechancete.

Il va de soi qu’il n’avait pas choisi comme le fait un etre adulte, mettant en ?uvre son experience et sa plus ou moins grande raison pour se decider entre deux options distinctes. Mais il avait tout de meme choisi, de facon vegetative, comme un haricot qu’on jette et qui choisit de germer, ou bien prefere y renoncer.

Ou encore comme la tique sur son arbre, a laquelle pourtant la vie n’a rien d’autre

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