Terrier en eloignant son doigt de son nez. Tais-toi, maintenant, veux-tu ? Il est pour moi extremement eprouvant de continuer a m’entretenir ainsi avec toi a ce niveau. Je constate que tu te refuses, quelles que soient les raisons de ce refus, a nourrir desormais l’enfant Jean-Baptiste Grenouille, qui t’avais ete confie, et que tu le restitues presentement a son tuteur provisoire, le cloitre Saint-Merri. Je trouve cela facheux, mais je pense que je n’y peux rien. Tu peux aller.

La-dessus, il se saisit du panier, aspira encore une bouffee des effluves de laine et de lait chaud qui allaient s’evanouir, et il claqua la porte. Puis il regagna son bureau.

3

Le pere Terrier etait un homme instruit. Non seulement il avait etudie la theologie, mais il avait lu les philosophes, et il s’occupait accessoirement de botanique et d’alchimie. Il avait quelque confiance dans son esprit critique. Certes, il ne serait pas alle, comme d’aucun, jusqu’a mettre en question les miracles, les oracles ou la verite des textes de la Sainte Ecriture, meme si a strictement parler ils ne pouvaient s’expliquer avec la seule raison ou meme la contredisaient carrement plus d’une fois. Ce genre de problemes, il preferait ne pas s’en meler, il les trouvait trop inquietants et n’y aurait gagne que de sombrer dans l’insecurite et l’inquietude les plus inconfortables, alors que justement pour se servir de sa raison, on avait besoin de securite et de quietude. Mais ce qu’il combattait de la facon la plus resolue, c’etaient les idees superstitieuses du populaire : sorcellerie et divination par les cartes, pratique des amulettes, mauvais ?il, formules magiques et ceremonies de la pleine lune, bref, tout ce qui se faisait dans ce genre : c’etait bien affligeant de voir que de telles coutumes paiennes n’etaient toujours pas extirpees apres plus d’un millenaire de ferme etablissement de la religion chretienne ! De meme, la plupart des cas de pretendue possession demoniaque et de pacte avec le diable se revelaient, quand on y regardait de plus pres, n’etre qu’un fatras de superstitions. Certes, nier l’existence meme de Satan et mettre en doute sa puissance, Terrier ne serait pas alle si loin, pour trancher de tels problemes, touchant aux fondements de la theologie, il y avait d’autres instances competentes qu’un simple petit moine. D’un autre cote, il etait bien evident que lorsqu’une personne simple comme cette nourrice pretendait avoir decouvert un phenomene demoniaque, le diable ne pouvait certainement pas y etre pour quoi que ce soit. Le fait meme que cette femme ait cru le decouvrir etait une preuve certaine qu’il n’y avait la rien de diabolique, car enfin le diable ne pouvait faire la bete au point de se laisser decouvrir par la nourrice Jeanne Bussie. Et avec le nez, en plus ! Avec le rudimentaire organe de l’odorat, le moins noble de tous les sens ! Comme si l’enfer sentait le soufre, et le paradis l’encens et la myrrhe ! Superstition detestable, comme aux epoques les plus noires du paganisme antique, quand les hommes vivaient encore comme des betes, qu’ils n’avaient pas encore des yeux percants, qu’ils ne connaissaient pas les couleurs, mais croyaient pouvoir sentir le sang, qu’ils s’imaginaient distinguer a l’odeur l’ennemi de l’ami, se sentaient renifles par des loups-garous et des ogres gigantesques, flaires par des Erinnyes, et qu’ils faisaient griller aux pieds de leurs dieux abominables des victimes puantes et fumantes. Quelle horreur ! Le fou voit avec son nez, dit-on, plus qu’avec ses yeux, et sans doute faudrait-il que la raison qui nous a ete donnee par Dieu brille encore pendant un autre millenaire, avant que ne soient chasses les derniers restes des croyances primitives.

— Ah ! et ce pauvre petit enfant ! Cet etre innocent ! Il est la couche dans son panier et il sommeille, il n’a aucune idee des repugnants soupcons qu’on nourrit a son egard. Tu ne sentirais pas comme doivent sentir les enfants des hommes, a ce que pretend cette effrontee. Eh bien, que faut-il en penser ? Guiliguili !

Et il balancait doucement le panier sur ses genoux, en caressant du doigt la tete du nourrisson et en disant de temps a autre « guili-guili », expression dont il pensait qu’elle avait sur les petits enfants un effet tendre et apaisant.

— Il parait que tu devrais sentir le caramel, quelle absurdite ! Guili-guili !

Au bout d’un moment, il retira son doigt, le porta a son nez, renifla, mais ne sentit rien d’autre que la choucroute qu’il avait mangee a midi.

Il hesita un instant, s’assura que personne ne pouvait l’observer, souleva le panier et y plongea son gros nez. Il le promena au ras du petit crane, a tel point que les maigres cheveux roux de l’enfant lui chatouillaient les narines, et chercha a aspirer quelque odeur. Il ne savait pas trop quelle odeur devait avoir une tete de nourrisson. Certainement pas l’odeur de caramel, bien sur, car enfin le caramel etait du sucre fondu, et comment voudriez-vous qu’un nourrisson qui n’a jamais bu que du lait sente le sucre fondu ? Il aurait pu sentir le lait, le lait de nourrice. Mais il ne sentait pas le lait. Il aurait pu sentir les cheveux, les cheveux et la peau, et peut-etre un peu la sueur d’enfant. Et Terrier de renifler, s’appretant a sentir une odeur de peau, de cheveux et de sueur d‘enfant. Mais il ne sentait rien. Avec la meilleure volonte du monde, rien. C’est vraisemblablement qu’un nourrisson ne sent rien, pensa-t-il, ca doit etre ca. Un nourrisson, pour peu qu’on le tienne propre, n’a pas a sentir, pas plus qu’il n’a a parler, a marcher ou a ecrire. Ce sont des choses qui ne viennent qu’avec l’age. A strictement parler, l’etre humain n’exhale une odeur que quand il est pubere. C’est ainsi et pas autrement. Horace deja n’ecrivait-il pas : « L’ephebe sent le male, et la vierge en s’epanouissant degage le parfume du narcisse blanc .... » ? Et les Romains s’y entendaient ! L’odeur humaine est toujours charnelle, c’est donc toujours une odeur de peche. Comment, par consequent, voudrait-on qu’un nourrisson ait une odeur, lui qui n’a pas meme connu en reve le peche de la chair ? Comment voudrait-on qu’il sente ? Guili-guili ? Rien du tout !

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