irresistiblement.
Il remonta la rue de Seine. On n’y voyait personne. Les maisons etaient desertes et silencieuses. Les gens etaient descendus sur les quais, voir le feu d’artifice. On n’etait pas derange par l’odeur de l’enervement des gens, ni par l’acre puanteur de la poudre. La rue fleurait les odeurs usuelles d’eau, d’excrements, de rats et d’epluchures. Mais pardessus cela flottait, delicat et net, le ruban qui guidait Grenouille. Au bout de quelques pas, le peu de lumiere nocturne qui tombait du ciel fut englouti par les immeubles et Grenouille poursuivit sa route dans l’obscurite. Il n’avait pas besoin d’y voir. Le parfum le menait surement.
Cinquante metres plus loin, il prit a droite par la rue des Marais une ruelle encore plus sombre, s’il se pouvait, et large a peine d’une brassee. Curieusement, le parfum n’y etait pas beaucoup plus fort. Il etait seulement plus pur et de ce fait, du fait de cette purete toujours plus grande, il exercait une attirance de plus en plus forte. Grenouille marchait sans volonte propre. A un endroit, le parfum le tira brutalement sur sa droite, apparemment vers le mur d’un immeuble. Un passage bas s’y ouvrait, qui menait a l’arriere-cour. Grenouille l’emprunta comme un somnambule, traversa l’arriere-cour, tourna un coin et aboutit dans une seconde arriere cour plus petite, et la enfin il y avait de la lumiere : l’endroit ne mesurait que quelques pas au carre. Il etait surplombe par un auvent. Au-dessous, il y avait une bougie collee sur une table. Une jeune fille etait assise a cette table et preparait des mirabelles. Elle les puisait dans un panier a sa gauche, les equeutait et les denoyautait au couteau, puis les laissait tomber dans un seau. Elle pouvait avoir treize ou quatorze ans. Grenouille s’immobilisa. Il sut aussitot quelle etait la source du parfum qu’il avait senti a une demi lieue, depuis l’autre rive du fleuve : ce n’etait pas cette arriere-cour miteuse, ni les mirabelles. Cette source etait la jeune fille.
L’espace d’un moment, il fut si desoriente qu’il pensa effectivement n’avoir jamais vu de sa vie quelque chose d’aussi beau que cette jeune fille. Pourtant il ne voyait que sa silhouette a contre jour. Ce qu’il voulait dire, naturellement, c’est que jamais il n’avait senti quelque chose d’aussi beau. Mais comme malgre tout il connaissait des odeurs humaines, des milliers et des milliers, des odeurs d’hommes, de femmes, d’enfants, il ne parvenait pas a comprendre qu’un parfum aussi exquis put emaner d’un etre humain. Habituellement, les etres humains avaient une odeur insignifiante ou detestable. Les enfants sentaient fade, les hommes sentaient l’urine, la sueur aigre et le fromage, et les femmes la graisse rance et le poisson pas frais. Parfaitement ininteressante et repugnante, l’odeur des etres humains... Et c’est ainsi que, pour la premiere fois de sa vie, Grenouille n’en croyait pas son nez et devait requerir l’aide de ses yeux pour croire ce qu’il sentait. A vrai dire, cet egarement des sens ne dura pas longtemps. Il ne lui fallut en fait qu’un instant pour verifier et, cela fait, s’abandonner plus impetueusement encore aux perceptions de son odorat. Maintenant, il
Pour Grenouille, il fut clair que, sans la possession de ce parfum, sa vie n’avait plus de sens. Il fallait qu’il le connaisse jusque dans le plus petit detail, jusque dans la derniere et la plus delicate de ses ramifications ; le souvenir complexe qu’il pourrait en garder ne pouvait suffire. Ce parfum apotheotique, il entendait en laisser l’empreinte, comme avec un cachet, dans le fouillis de son ame noire, puis l’etudier minutieusement et des lors se conformer aux structures internes de cette formule magique pour diriger sa pensee, sa vie, son odorat.
Il s’avanca lentement vers la jeune fille, s’approcha encore, penetra sous l’auvent et s’immobilisa a un pas d’elle. Elle ne l’entendit pas.
Elle etait rousse et portait une robe grise sans manches. Ses bras etaient tres blancs, et ses mains jaunies par les mirabelles qu’elle avait entaillees. Grenouille etait penche au-dessus d’elle et aspirait maintenant son parfum sans aucun melange, tel qu’il montait de sa nuque, de ses cheveux, de l’echancrure de sa robe, et il en absorbait en lui le flot – comme une douce brise. Jamais encore il ne s’etait senti si bien. La jeune fille, en revanche, commencait a avoir froid.
Elle ne voyait pas Grenouille. Mais elle eprouvait une angoisse, un etrange frisson, comme on en ressent lorsqu’on est repris d’une peur ancienne dont on s’etait defait. Elle avait l’impression qu’il passait derriere son dos un courant d’air froid, comme si quelqu’un avait pousse une porte donnant sur une cave gigantesque et froide. Et elle posa son couteau de cuisine, croisa ses bras sur sa poitrine et se retourna.
Elle fut si petrifiee de terreur en le voyant qu’il eut tout le temps de mettre ses mains autour de son cou. Elle ne tenta pas de crier, ne bougea pas, n’eut pas un mouvement pour se defendre. Lui, de son cote, ne la regardait pas. Ce visage fin, couvert de taches de rousseur, cette bouche rouge, ces grands yeux d’un vert lumineux, il ne les voyait pas, car il gardait les yeux soigneusement fermes, tandis qu’il l’etranglait, et n’avait d’autre souci que de ne pas perdre la moindre parcelle de son parfum.
Quand elle fut morte, il l’etendit