etait Intendant, ministre de la guerre, et l’homme le plus puissant de Paris.
Pendant que Chenier, dans la boutique, devait faire face tout seul a l’assaut de la clientele, Baldini s’etait enferme dans l’atelier avec son nouvel apprenti. Vis-a-vis de Chenier, il justifiait cette disposition par une theorie abracadabrante qu’il appelait « division du travail et rationalisation ». Pendant des annees, declarait-il, il avait patiemment assiste au debauchage de sa clientele par les Pelissier et autres personnages faisant fi de la corporation et gachant le metier. Maintenant, sa patience etait a bout. Maintenant, il relevait le defi et rendait coup pour coup a ces insolents parvenus, et ce en employant les memes moyens qu’eux : chaque saison, chaque mois et, s’il le fallait, chaque semaine, il abattrait la carte de parfums nouveaux, et quels parfums ! Il allait puiser a pleines mains dans ses ressources de createur. Et pour cela il etait necessaire qu’assiste uniquement d’un commis sans formation il se consacre tout entier et exclusivement a la production des parfums, tandis que Chenier s’occuperait exclusivement de leur vente. Avec cette methode moderne, on allait ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de la parfumerie, on allait balayer la concurrence et devenir immensement riche – oui, il disait deliberement et expressement « on », car il songeait a accorder un certain pourcentage de ces immenses richesses au compagnon qui l’avait si longtemps et si bien servi.
Voila seulement quelques jours, Chenier eut considere de tels propos, de la part de son maitre, comme les premiers symptomes de la demence senile. « Cette fois, il est mur pour la Charite, aurait-il pense, il n’y en a plus pour longtemps avant qu’il lache definitivement ses pipettes. » A present, il ne pensait plus rien. Il n’en avait plus le temps, il avait trop a faire. Il avait tant a faire que, le soir, il etait quasiment trop epuise pour vider la caisse pleine a craquer et pour y prelever sa part. L’idee ne lui serait jamais venue que ce qu’il y avait la-dessous n’etait pas catholique, quand il voyait Baldini sortir presque chaque jour de son atelier avec un nouveau produit.
Et quels produits c’etaient ! Non seulement des parfums de grande, de tres grande classe, mais aussi des cremes et des poudres, des savons, des lotions capillaires, des eaux, des huiles... Tout ce qui devait avoir une senteur avait desormais des senteurs nouvelles, differentes, plus magnifiques que jamais. Et sur tout, mais vraiment tout ce qui sortait, n’importe quel jour, de l’imagination debordante de Baldini, meme sur ces nouveaux rubans parfumes pour attacher les cheveux, le public se ruait comme si on l’avait ensorcele, et le prix n’avait aucune importance. Tout ce que sortait Baldini etait un succes. Et le succes avait la puissance et l’evidence d’un phenomene de la nature, si bien que Chenier renonca a en chercher la cause. Que par exemple le nouvel apprenti, ce gnome si gauche qui logeait dans l’atelier comme un chien et qu’on voyait parfois, quand le maitre sortait, occupe a l’arriere plan a essuyer des bocaux ou a nettoyer des mortiers, que cet etre inexistant put etre pour quelque chose dans le prodigieux essor de la maison, c’est une chose a laquelle Chenier n’aurait meme pas cru si on la lui avait dite.
Naturellement, le gnome y etait pour beaucoup, et meme pour tout. Ce que Baldini apportait de l’atelier dans la boutique et donnait a vendre a Chenier n’etait qu’une fraction de ce que Grenouille concoctait a huis clos. Baldini, le nez au vent, avait peine a suivre. C’etait parfois pour lui un veritable supplice que d’avoir a choisir entre toutes les splendeurs que produisait Grenouille. Cet apprenti sorcier aurait pu approvisionner en recettes tous les parfumeurs de France sans se repeter, sans fournir une seule fois quelque chose de mediocre ou seulement de moyen... ou plus exactement, il n’aurait justement
Grenouille s’executa. Et pour la premiere fois, Baldini fut en mesure de suivre un a un les gestes du sorcier et de les noter. Arme d’une plume et de papier, il s’asseyait a cote de Grenouille et, sans cesser de l’exhorter a la lenteur, inscrivait combien de grammes de tel ingredient, combien de graduations de tel autre et combien de gouttes d’un troisieme allaient se retrouver dans la bouteille a melanger. De cette curieuse facon, consistant a analyser une procedure en employant les moyens memes qui auraient normalement du en etre la condition prealable, Baldini finissait tout de meme par entrer en possession de la formule de synthese.
Progressivement, il soutira a Grenouille les recettes de tous les parfums qu’il avait inventes jusque la, et finalement il lui interdit meme d’en faire d’autres sans que lui, Baldini, soit present et arme d’une plume et de papier, n’observe d’un ?il inquisiteur le deroulement des operations et le note pas a pas. Les notes qu’il prenait et qui continrent bientot des douzaines de formules, il les reportait ensuite avec un soin extreme et d’une ecriture moulee dans deux cahiers distincts, dont il conservait l’un dans son coffre-fort a l’epreuve du feu, tandis qu’il portait l’autre sur lui et le gardait meme la nuit dans son lit. Cela le rassurait. Car desormais, s’il le voulait, il etait en mesure de refaire ces prodiges de Grenouille, qui l’avaient tellement secoue quand il y avait assiste pour la premiere fois. Avec cette collection de recettes ecrites, il croyait pouvoir