Et Grenouille avait disparu, tout d’un coup, avale par l’obscurite. Baldini restait plante la, regardant dans le noir d’un ?il rond. De la main droite, il tenait le chandelier, dans la gauche le mouchoir, comme quelqu’un qui saigne du nez : mais en fait il avait peur, ni plus ni moins. Il se depecha de verrouiller la porte. Puis il ota le mouchoir qui lui protegeait le visage, le fourra dans sa poche et retraversa la boutique jusqu’a l’atelier.

Le parfum etait si divinement bon que Baldini en eut immediatement les larmes aux yeux. Il n’avait pas besoin de faire un essai dans les regles, il se tenait juste debout devant la table de travail ou etait la bouteille a melanger, et il respirait. Le parfum etait magnifique. Compare a « Amor et Psyche », c’etait comme une symphonie comparee au crincrin esseule d’un violon. C’etait davantage encore. Baldini ferma les yeux et vit monter en lui les souvenirs les plus sublimes. Il se vit, jeune homme, traverser le soir les jardins de Naples ; il se vit dans les bras d’une femme aux boucles noires et vit la silhouette d’un bouquet de roses sur le rebord de la fenetre, par ou soufflait une brise nocturne ; il entendit des chants d’oiseaux qui se faisaient echo et la musique lointaine d’une taverne du port ; il entendit un chuchotement a son oreille, il entendit un « je t’aime » et sentit la volupte lui herisser le poil, la, maintenant, a cet instant meme ! Il ouvrit brusquement les yeux et poussa un grand soupir de plaisir. Ce parfum n’etait pas un parfum comme on en connaissait jusque-la. Ce n’etait pas un parfum qui vous donne une meilleure odeur, pas un sent bon, pas un produit de toilette. C’etait une chose entierement nouvelle, capable de creer par elle-meme tout un univers, un univers luxuriant et enchante, et l’on oubliait d’un coup tout ce que le monde alentour avait de degoutant, et l’on se sentait si riche, si bien, si libre, si bon...

Les poils se rabattirent, sur le bras de Baldini, et une enivrante serenite l’envahit. Il prit la peau, la peau de chevreau qui etait posee au bord de la table et, saisissant un tranchet, il entreprit de la tailler. Puis il posa les morceaux dans le bassin de verre et versa dessus le nouveau parfum. Il recouvrit le bassin d’une plaque de verre, recueillit le reste du parfum dans deux flacons, qu’il munit d’etiquettes ou il inscrivit : « Nuit Napolitaine ». Puis il eteignit la lumiere et se retira.

En haut, pres de sa femme, au cours du diner, il ne dit rien. Il ne dit surtout rien de la decision solennelle qu’il avait prise l’apres-midi. Sa femme non plus ne dit rien, car elle remarqua qu’il etait de belle humeur, et elle en fut tres contente. Il renonca aussi a aller jusqu’a Notre-Dame pour remercier Dieu de sa force de caractere, Et meme, il oublia ce jour la pour la premiere fois de dire sa priere du soir.

16

Le lendemain matin, il alla tout droit chez Grimal. Pour commencer, il paya le chevreau, et au prix fort, sans murmurer ni marchander aucunement. Et puis il invita Grimal a vider une bouteille de vin blanc a la Tour d’Argent et negocia l’embauche de l’apprenti Grenouille. Il va de soi qu’il ne souffla mot de la raison pour laquelle il le voulait, ni de l’emploi qu’il entendait en faire. Il raconta un bobard, pretextant une grosse commande de cuirs parfumes, pour l’execution de laquelle il avait besoin d’un petit commis. Il lui fallait un garcon frugal, qui lui rende de petits services, lui taille le cuir, etc. Il commanda une seconde bouteille et offrit vingt livres pour dedommager Grimal du desagrement que lui causerait la perte de Grenouille. Vingt livres etaient une somme enorme. Grimal dit aussitot : tope-la ! Ils se rendirent a la tannerie ou, curieusement, Grenouille avait deja fait son balluchon et attendait ; Baldini allongea ses vingt livres et l’emmena aussitot, conscient d’avoir fait la meilleure affaire de sa vie.

Grimal, qui etait lui aussi convaincu d’avoir fait la meilleure affaire de sa vie, retourna a la Tour d’Argent et y but deux autres bouteilles de vin, puis vers midi se transporta au Lion d’Or, sur l’autre rive, et la s’enivra avec si peu de retenue que, tard dans la nuit, voulant retourner encore a la Tour d’Argent, il confondit la rue Geoffroy-l’Asnier avec la rue des Nonaindieres et, de ce fait, au lieu d’aboutir directement au Pont-Marie, comme il le desirait, il atterrit pour son malheur sur le quai des Ormes, d’ou il se flanqua de tout son long, tete en avant, dans l’eau, comme dans un lit douillet. Il mourut sur le coup. Mais il fallut du temps pour que le fleuve l’ecarte de l’eau peu profonde ou il avait chu et l’entraine, le long des peniches amarrees, jusqu’en plein courant, et ce n’est qu’au petit matin que le tanneur Grimal, ou plutot son cadavre detrempe, se mit a cingler plus gaillardement vers l’aval et vers l’ouest.

A l’heure ou il doubla le Pont-au-Change, sans bruit et sans heurter la pile du pont, Jean-Baptiste Grenouille se mettait justement au lit a vingt metres au-dessus de lui. Dans le coin le plus recule de l’atelier de Baldini, on lui avait donne une couche etroite dont il etait en train de prendre possession, tandis que son ancien patron, bras et jambes allonges, descendait la Seine dans le froid. Il se mit voluptueusement en boule et se fit petit comme la tique. Comme le sommeil le gagnait, il s’enfonca de plus en plus profondement en lui-meme et fit une entree triomphale dans sa citadelle interieure ou il entreprit, pour feter sa victoire, de celebrer en reve une fete olfactive, une gigantesque orgie de fumee d’encens et de vapeurs de myrrhe, en l’honneur de lui-meme.

17

L’acquisition de Grenouille marqua le debut de l’ascension de la maison Giuseppe Baldini vers une renommee nationale et meme europeenne. Le carillon persan n’etait plus jamais silencieux et les herons ne cessaient de cracher, dans la boutique du Pont-au-Change.

Des le soir meme, Grenouille dut faire une grosse bonbonne de « Nuit Napolitaine », dont au cours de la journee suivante on vendit plus de quatre-vingts flacons. La reputation du parfum se repandit a une vitesse fulgurante. Chenier en avait les yeux vitreux, a force de compter l’argent, et mal dans le dos, de toutes les profondes courbettes qu’il devait executer, car on voyait defiler de hautes et de tres hautes personnalites, ou du moins les serviteurs de hautes et de tres hautes personnalites. Et meme, un jour, la porte s’ouvrit dans un grand fracas et l’on vit entrer le laquais du comte d’Argenson, criant comme seuls savent crier les laquais qu’il lui fallait cinq bouteilles du nouveau parfum, et Chenier en tremblait encore de respect un quart d’heure apres, car le comte d’Argenson

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