la bonbonne d’esprit-de-vin. Il eut du mal a arracher du sol et a hisser le lourd recipient. Il fallait qu’il le leve presque jusqu’a hauteur de sa tete, pour atteindre l’entonnoir perche sur la bouteille a melanger, ou il versa directement l’alcool sans recourir au verre gradue. Baldini frissonna au spectacle d’une incompetence aussi enorme : non seulement cet animal foulait aux pieds les lois eternelles de la parfumerie en commencant par le solvant, mais encore il n’en avait meme pas les moyens physiques ! Il faisait un tel effort qu’il en tremblait, et Baldini s’attendait d’un instant a l’autre a voir la lourde bonbonne se fracasser sur la table en y ecrasant tout. Les bougies, songea-t-il, mon Dieu, les bougies ! ca va donner une explosion, il va incendier ma maison !... Il allait deja se precipiter pour arracher la bonbonne a ce fou, quand Grenouille la redressa lui-meme, la redescendit jusque par terre sans dommage et la reboucha. Dans la bouteille a melanger, le liquide limpide et leger oscillait – il n’en etait pas tombe une seule goutte a cote. Pendant quelques instants, Grenouille reprit son souffle, et son visage avait un air de contentement, comme s’il s’etait deja acquitte la de la partie la plus delicate de son travail. Et de fait, ce qui suivit alla a une telle vitesse que les yeux de Baldini ne purent suivre ni, encore moins, distinguer dans ce qui se passait la un ordre ou meme le moindre deroulement logique.
Apparemment au petit bonheur, Grenouille piochait dans la rangee de flacons contenant les essences, arrachait leurs bouchons de verre, reniflait une seconde le contenu, versait dans l’entonnoir un peu de l’un, y mettait quelques gouttes d’un autre, y envoyait une giclee d’un troisieme, etc... Pipette, tube a essai, verre gradue, petite cuiller et agitateur : tous les instruments qui permettent au parfumeur de maitriser la procedure compliquee du melange, Grenouille ne les toucha pas une seule fois. On aurait dit un simple jeu, comme un enfant qui barbote et qui touille, pretendant preparer une soupe, alors qu’il fait un brouet infame d’eau, d’herbe et de boue. Oui, comme un enfant, songea Baldini ; d’ailleurs, soudain, on dirait un enfant, en depit de ses mains trapues, de sa face pleine de cicatrices et de crevasses, et de son nez en patate comme celui d’un vieil homme. Je l’ai pris pour plus vieux qu’il n’est, et voila maintenant qu’il me semble plus jeune ; il me semble avoir trois ou quatre ans ; comme ces petites ebauches d’hommes, inabordables, incomprehensibles et tetues qui, pretendument innocentes, ne pensent qu’a elles-memes, voudraient tout soumettre en ce monde a leur despotisme et du reste y parviendraient, si on cedait a leur folie des grandeurs et si on ne les disciplinait peu a peu par les mesures educatives les plus strictes, pour les amener a la maniere d’etre bien maitrisee qui est celle des etres humains acheves. Il y avait un petit enfant fanatique dans ce jeune homme qui etait debout devant la table, les yeux brillants, et avait oublie tout ce qui l’entourait, ne sachant manifestement plus qu’il y avait autre chose dans l’atelier que lui et ces bouteilles qu’il portait a l’entonnoir avec une balourdise precipitee pour fabriquer sa mixture aberrante, dont ensuite il pretendrait dur comme fer (et en y croyant, de surcroit !) que c’etait le delicat parfum « Amor et Psyche ». Baldini en avait des frissons, de voir, a la lumiere vacillante des bougies, cet etre s’agiter avec tant d’affreuse assurance et tant d’affreuse ineptie : des etres pareils, songea-t-il (et pendant un moment il se sentit de nouveau tout aussi triste et malheureux et furieux que l’apres midi, lorsqu’il avait contemple la ville qui rougeoyait au soleil couchant), de tels etres n’auraient pas pu exister jadis ; c’etait un echantillon tout a fait nouveau de l’espece, qui n’avait pu voir le jour que dans cette epoque de debacle et de debandade... Mais il allait avoir droit a sa lecon, le presomptueux blanc-bec ! Au terme de ce numero ridicule, Baldini allait lui passer un de ces savons, a le faire repartir a plat ventre et dans l’etat de nullite minable ou il etait arrive. Racaille ! Vraiment, au jour d’aujourd’hui, il ne fallait plus se commettre avec personne, car ca grouillait de toutes parts de ridicules canailles !
Baldini etait a ce point occupe par son indignation interieure et par le degout de son epoque qu’il ne comprit pas bien ce que cela pouvait signifier quand Grenouille, soudain, reboucha tous les flacons, retira l’entonnoir de la bouteille a melanger et, prenant celle-ci d’une main par le goulot et la bouchant du plat de sa main gauche, la secoua energiquement. La bouteille avait deja fait plusieurs pirouettes dans les airs et son precieux contenu avait deja ete plusieurs fois precipite comme de la limonade du fond au goulot et du goulot au fond, quand Baldini emit un cri de rage et d’effroi :
— Halte ! profera-t-il d’une voix eraillee. Maintenant, ca suffit ! Arrete immediatement ! Basta ! Pose tout de suite cette bouteille sur la table et ne touche plus a rien, tu m’as compris, plus a rien ! Il fallait que je sois fou pour seulement preter l’oreille a tes sornettes. Ta facon de manipuler les choses, ta grossierete, ton incompetence effarante me montrent bien que tu n’es qu’un bousilleur d’ouvrage, un bousilleur et un barbare, et par-dessus le marche un bejaune insolent et pouilleux. Tu ne serais meme pas fichu de faire de la limonade, ni meme d’etre le dernier des vendeurs d’eau de reglisse, sans meme parler d’etre parfumeur ! Considere-toi comme bien heureux, sois reconnaissant et satisfait si ton maitre veut bien que tu continues a patauger dans le tannin ! Ne te risque plus jamais, tu m’entends, plus jamais a franchir le seuil d’une parfumerie !
Ainsi parlait Baldini. Mais tandis qu’il parlait encore, l’espace tout autour de lui etait deja sature d’« Amor et Psyche ». Il y a une evidence du parfum qui est plus convaincante que les mots, que l’apparence visuelle, que le sentiment et que la volonte. L’evidence du parfum possede une conviction irresistible, elle penetre en nous comme dans nos poumons l’air que nous respirons, elle nous emplit, nous remplit completement, il n’y a pas moyen de se defendre contre elle.
Grenouille avait repose la bouteille, retire de son goulot sa main humectee de parfum, qu’il avait essuyee sur le bas de sa veste. Les deux pas qu’il fit en arriere et le mouvement gauche qu’il eut pour ployer l’echine sous l’algarade de Baldini deplacerent assez d’air pour repandre tout alentour le parfum qui venait de naitre. Il n’en fallait pas davantage. Certes, Baldini continuait a fulminer, a tempeter et a pester ; mais a chaque respiration, la fureur qu’il affichait trouvait moins d’aliment en lui. Il avait obscurement le sentiment d’etre refute, et c’est pourquoi la fin de son discours fut d’une vehemence aussi extreme que creuse.