comme s’il quittait un sanctuaire ou une dormeuse, il s’eloigna, courbant l’echine, sans faire de bruit, pour que personne ne put le voir ni l’entendre, ni n’ait l’attention attiree sur sa precieuse trouvaille. Il s’esquiva ainsi en longeant les remparts jusqu’a l’extremite opposee de la ville, ou enfin le parfum de la jeune fille se perdit et ou il rentra par la ports dite des Faineants. Il s’arreta a l’ombre des maisons. La puanteur des ruelles le rasserena et l’aida a dompter la passion qui l’avait enflamme. Au bout d’un quart d’heure, il avait recouvre tout son calme. Il songea qu’il n’irait plus, pour le moment, pres du jardin des remparts. Ce n’etait pas necessaire. Cela le mettait dans un etat de trop grande excitation. La fleur qui s’y epanouirait n’avait pas besoin de lui, et de toute facon il savait deja comment elle s’epanouirait. Il ne fallait pas qu’il s’enivre de son parfum de maniere intempestive. Il fallait qu’il se plonge dans le travail. Qu’il accroisse ses connaissances et perfectionne ses capacites techniques, pour etre fin pret a la saison de la recolte. Il avait encore deux ans devant lui.

36

Non loin de la porte des Faineants, dans la rue de la Louve, Grenouille decouvrit un petit atelier de parfumeur et y demanda du travail.

Il apprit que le patron, le maitre parfumeur Honore Arnulfi, etait mort l’hiver precedent et que sa veuve, une femme brune et vive qui pouvait avoir trente ans, gerait seule l’affaire, avec l’aide d’un compagnon.

Mme Arnulfi, apres de longues plaintes sur la durete des temps et sur la precarite de sa situation financiere, declara qu’a vrai dire, elle ne pouvait guere se permettre d’embaucher un second compagnon, mais qu’inversement elle en avait un urgent besoin, vu tout le travail qu’il y avait a faire ; elle ajouta qu’elle ne pouvait loger un second compagnon chez elle, dans cette maison, mais qu’en revanche, elle avait une petite cabane dans son oliveraie, derriere le couvent des franciscains (a dix minutes a peine), ou pourrait au besoin coucher un jeune homme point trop difficile ; elle dit encore qu’en honnete patronne, elle n’ignorait rien de ses devoirs concernant le bon entretien de ses compagnons, mais qu’inversement elle ne voyait pas comment elle pourrait leur fournir deux repas chauds par jour... Bref, Mme Arnulfi avait (et Grenouille l’avait a vrai dire flaire depuis un moment) un sens des affaires aussi sain que son affaire etait saine. Et comme lui ne se souciait pas d’argent et qu’il declara accepter ces maigres conditions et deux francs de salaires par semaine, ils tomberent vite d’accord. Le premier compagnon fut appele, c’etait un geant du nom de Druot, dont Grenouille devina tout de suite qu’il partageait habituellement le lit de la patronne, qui ne prenait manifestement pas certaines decisions sans le consulter. Il se planta devant Grenouille, qui en face de ce colosse avait vraiment l’air d’un ridicule freluquet, et le toisa ; jambes ecartees, degageant une puissante odeur de sperme, il le regarda meme dans le blanc des yeux, comme pour dejouer quelque intention perfide ou demasquer un eventuel rival, et pour finir, il grimaca un sourire condescendant et donna son accord d’un signe de tete.

Du coup, tout etait regle. Grenouille eut droit a une poignee de main, a un casse-croute pour le soir, a une couverture et a la clef de la cabane, un reduit sans fenetre qui fleurait bon le vieux foin et la crotte de mouton, et ou il s’installa du mieux qu’il put. Le lendemain, il prit son travail chez Mme Arnulfi.

C’etait l’epoque des narcisses. Mme Arnulfi faisait cultiver ces fleurs sur des parcelles qui lui appartenaient, dans le grand bassin en dessous de la ville, ou bien elle les achetait a des paysans, non sans marchander chaque lot avec acharnement. Les fleurs etaient livrees des le petit matin, deversees par corbeilles entieres dans l’atelier, ou des dizaines de milliers de corolles s’amassaient en tas odorants, volumineux, mais legers comme l’air. Druot, pendant ce temps, faisait fondre dans un grand chaudron de la graisse de porc et de b?uf, pour obtenir une soupe cremeuse que Grenouille devait remuer sans arret avec une spatule longue comme un balai et ou Druot versait par boisseaux les fleurs fraiches. Celles-ci, semblables a des yeux ecarquilles par l’angoisse de la mort, flottaient une seconde a la surface et blemissaient des que la spatule les enfoncait et que la graisse chaude les engloutissait. Et presque instantanement elles se ramollissaient et se fanaient, et manifestement la mort les prenait si brusquement qu’elles n’avaient pas le choix : il fallait qu’elles exhalent leur dernier soupir parfume en le confiant a l’element qui les noyait ; car (Grenouille le constatait avec un ravissement indescriptible) plus il enfoncait de fleurs dans son chaudron, plus puissant etait le parfum qui montait de la graisse. Or, ce n’etaient nullement les fleurs mortes qui continuaient a sentir dans la graisse, non, c’etait la graisse elle-meme qui s’etait approprie le parfum des fleurs.

A la longue, la soupe devenait trop epaisse et ils devaient vite la verser sur de grands tamis, pour la debarrasser des cadavres exsangues et la preparer a recevoir des fleurs fraiches. Et ils continuaient ainsi a deverser, a agiter et a filtrer sans arret toute la journee, car l’affaire ne souffrait aucun retard jusqu’au moment ou, le soir, tout ce tas de fleurs etait passe par le chaudron. Pour que, surtout, rien ne se perde, les dechets etaient arroses d’eau bouillante et essores au pressoir a vis, ce qui donnait malgre tout encore une huile au parfum delicat. Mais le gros du parfum, l’ame de cet ocean de fleurs, demeurait prisonnier dans le chaudron, ou il etait conserve dans cette graisse terne et gris blanc, qui ne se figeait que lentement.

Le jour suivant, on poursuivait la maceration (tel etait le nom de ce procede), on rallumait sous le chaudron, la graisse refondait et on y passait d’autres fleurs. Et ainsi de suite plusieurs jours durant, du matin au soir. Le travail etait fatigant. Grenouille avait les bras en plomb, des ampoules aux mains et mal dans le dos, quand le soir il regagnait en titubant sa cabane. Druot, qui etait bien trois fois plus vigoureux que lui, le laissait tourner sans le relayer une seule fois, se contentant de verser les fleurs legeres comme l’air, d’entretenir le feu et a l’occasion, a cause de la chaleur, d’aller boire un coup. Mais Grenouille ne mouftait pas. Sans un mot pour se plaindre, il touillait les fleurs dans leur graisse du

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