De plus en plus frequemment, non seulement Grenouille agitait, mais il dosait, il chauffait, il filtrait, tandis que Druot faisait un saut aux « Quatre Dauphins » pour vider un godet, ou bien montait voir si Madame n’avait besoin de rien. Il savait qu’il pouvait se reposer sur Grenouille. Et Grenouille, bien qu’il eut deux fois plus de travail, etait heureux d’etre seul, de pouvoir se perfectionner dans cet art nouveau et, a l’occasion, se livrer a de petites experiences. Avec une joie sournoise, il constata que la pommade preparee par ses soins etait incomparablement plus fine, et son essence absolue de quelques degres plus pure, que celles qui etaient issues de sa collaboration avec Druot.
Fin juillet, ce fut l’epoque du jasmin, en aout celle de la jacinthe nocturne. Ces deux plantes avaient des parfums si exquis et en meme temps si fragiles que non seulement leurs fleurs devaient etre cueillies avant le lever du soleil, mais qu’elles exigeaient le procede d’epuisement le plus special et le plus delicat. La chaleur attenuait leur parfum, et l’immersion soudaine dans la graisse brulante et la maceration l’auraient detruit. Ces plus nobles des fleurs ne se laissaient pas tout bonnement arracher leur ame, il fallait litteralement la leur soustraire par ruse et par flatterie. Dans un local reserve a leur enfleurage, on les repandait sur des plaques de verre enduites de graisse froide, ou bien on les enveloppait mollement dans des linges impregnes d’huile, et il fallait qu’elles y meurent en s’endormant doucement. Il fallait trois ou quatre jours pour qu’elles soient fanees et qu’elles aient alors exhale leur parfum au profit de la graisse ou de l’huile voisines. On les en detachait alors prudemment et l’on repandait des fleurs fraiches. L’operation se repetait bien dix ou vingt fois et, d’ici que la pommade fut saturee ou que l’on put exprimer des linges l’huile odorante, on etait en septembre. Le resultat etait encore nettement plus maigre que dans le cas de la maceration. Mais la pate de jasmin ou l’huile antique de tubereuse obtenues par cet enfleurage a froid etaient d’une qualite qui surclassait tout autre produit de l’art des parfumeurs, tant elles etaient fines et fideles a l’original. De fait, s’agissant du jasmin, on avait le sentiment que l’odeur erotique des fleurs, douce et tenace, avait laisse son reflet sur les plaques graisseuses comme dans un miroir, qui a present le renvoyait tout naturellement –
Il ne lui fallut pas longtemps pour que l’eleve depasse largement le maitre, non seulement en matiere de maceration, mais aussi dans l’art de l’enfleurage a froid ; ni pour que Grenouille le fasse savoir a Druot, de la maniere discrete et obsequieuse qui avait deja fait ses preuves. Druot lui laissa volontiers le soin de se rendre a l’abattoir pour acheter les graisses qui convenaient le mieux, de les nettoyer, de les disposer, de les filtrer et de les doser entre elles : tache extremement delicate que Druot redoutait toujours, car une graisse malpropre, rance ou sentant trop le porc, l’agneau ou le b?uf pouvait gacher le produit le plus precieux. Il lui laissa le soin de determiner l’intervalle entre les plaques dans le local d’enfleurage, le moment ou il fallait renouveler les fleurs, le degre de saturation de la pommade, il le laissa bientot prendre toutes les decisions delicates que lui, Druot, tout comme Baldini en son temps, ne pouvait prendre qu’approximativement, en appliquant des regles apprises, tandis que Grenouille les prenait selon la science de son nez... ce qu’a vrai dire Druot ne soupconnait pas.
— Il a la main heureuse, disait Druot, il a une bonne intuition de ces choses.
Et parfois il pensait aussi : il est tout simplement beaucoup plus doue que moi, il me vaut cent fois, comme parfumeur. Ce qui ne l’empechait pas de le tenir pour un parfait imbecile, puisque Grenouille, croyait-il, ne savait pas tirer le moindre profit de ses dons, tandis que lui, Druot, avec ses capacites plus restreintes, ne tarderait pas a passer maitre. Et Grenouille faisait tout pour le confirmer dans cette opinion, s’appliquait a paraitre bete, ne manifestait pas la moindre ambition, faisait comme s’il n’avait pas idee de son genie et n’agissait que sur les instructions d’un Druot bien plus experimente que lui et sans lequel il eut ete nul. De la sorte, ils s’entendaient le mieux du monde.
Puis vint l’automne, puis l’hiver. L’atelier etait plus calme. Les parfums des fleurs etaient prisonniers dans la cave, dans des creusets ou des flacons, et sauf quand Madame voulait faire transformer telle ou telle pommade en essence, ou distiller un sac d’epices seches, il n’y avait pas trop a faire. Il arrivait encore des olives, quelques pleines corbeilles chaque semaine. Ils en exprimaient l’huile vierge, le reste passait au moulin. Et du vin, dont Grenouille distillait en alcool et rectifiait une partie.
Druot se montrait de moins en moins. Il faisait son devoir dans le lit de Madame et, quand il apparaissait, puant la sueur et le sperme, c’etait pour filer sans tarder aux « Quatre Dauphins ». Madame aussi descendait rarement. Elle s’occupait de gerer sa fortune et de transformer sa garde-robe en prevision de la fin de son annee de deuil. Souvent, Grenouille ne voyait personne de la journee, hormis la servante, qui lui donnait sa soupe a midi, et le soir du pain et des olives. Il ne sortait guere. Quant aux manifestations de sa corporation, a savoir les reunions et defiles periodiques des compagnons, il y participait juste assez souvent pour ne se faire remarquer ni par son absence ni par sa presence. Il n’avait ni amis ni relations, mais veillait soigneusement a ne pas passer pour arrogant ou pour sauvage. Il laissait les autres compagnons trouver sa societe insipide et sans interet. Il etait passe maitre dans l’art de respirer l’ennui et de passer