de remplacement. Non, ce sera pire qu’avant ! Car entre-temps je l’aurai connu et possede, mon magnifique parfum a moi, et je ne pourrai pas l’oublier, car je n’oublie jamais un parfum. Et ainsi je continuerai toute ma vie a me nourrir du souvenir que j’aurai de lui, tout comme en ce moment je me suis nourri du souvenir que j’ai par avance de ce parfum que je possederai... Alors, en somme, pourquoi en ai-je besoin ?

Cette idee, pour Grenouille, etait extremement desagreable. Cela le terrorisait au-dela de toute expression de penser que ce parfum qu’il ne possedait pas encore, s’il le possedait, il ne pourrait que le perdre a nouveau, ineluctablement. Combien de temps ce parfum durerait-il ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Peut-etre un mois, s’il s’en parfumait tres parcimonieusement ? Et alors ? Il se voyait deja secouer le flacon pour en faire descendre la derniere goutte, puis le rincer a l’esprit-de-vin, pour ne pas en perdre le moindre reste, et ensuite il voyait, il sentait son parfum adore s’evanouir pour toujours et irremediablement. Ce serait comme une lente agonie, une sorte d’etouffement a l’envers, une evanescence progressive et torturante de soi-meme en direction de l’horreur du monde.

Il etait glace et frissonnant. Il eut soudain envie d’abandonner ses projets, de sortir dans la nuit et de partir. Il allait traverser les montagnes enneigees, sans s’arreter, et parcourir les cent lieues qui le separaient de l’Auvergne, et la-bas se refugier dans sa vieille caverne et s’y endormir pour ne jamais se reveiller. Mais il n’en fit rien. Il resta assis et ne ceda pas, parce que c’etait chez lui une envie ancienne, de partir et de se refugier dans une caverne. Il connaissait cela. Ce qu’en revanche il ne connaissait pas encore, c’etait de posseder un parfum humain, aussi magnifique que le parfum de la jeune fille derriere le mur. Et quoiqu’il sut devoir cruellement payer la possession de ce parfum de sa perte ulterieure, cette possession et cette perte lui parurent plus desirables que de renoncer abruptement a l’une comme a l’autre. Car il avait passe sa vie a renoncer. Tandis que jamais encore il n’avait possede et perdu.

Peu a peu, les doutes refluerent, et avec eux les frissons. Il sentit son sang l’irriguer a nouveau de chaleur et de vie, il sentit que la volonte de faire ce qu’il avait resolu prenait a nouveau possession de lui. Et ce plus fortement qu’avant, car cette volonte ne procedait plus a present d’un simple desir, mais aussi d’une decision murement reflechie. La tique, placee devant le choix de se dessecher sur place ou de se laisser choir, optait pour la seconde solution, sachant fort bien que cette chute serait sa derniere. Grenouille se laissa de nouveau aller sur sa couche, se lova douillettement entre sa paille et sa couverture, et se trouva tres heroique.

Mais Grenouille n’eut pas ete Grenouille s’il s’etait longtemps satisfait de cet heroique fatalisme. Son caractere etait pour cela bien trop accrocheur, sa nature trop roublarde et son esprit trop subtil. C’etait entendu, il avait decide de posseder ce parfum de la jeune fille derriere le mur. Bien. Et si au bout de quelques semaines il le perdait a nouveau et qu’il en mourait, soit. Mais mieux vaudrait ne pas mourir et posseder tout de meme le parfum, ou du moins retarder le plus possible cette perte. Il fallait rendre le parfum plus durable. Capter son evanescence sans le depouiller de son caractere : c’etait un probleme de parfumerie.

Il est des parfums qui tiennent des dizaine d’annees. Une armoire frottee au musc, une peau impregnee d’huile de cannelle, un nodule d’ambres, un coffre en bois de cedre possedent quasiment la vie eternelle, olfactivement parlant. Et d’autres parfums  – huile de limette, bergamote, extraits des narcisse et de tubereuse, et beaucoup d’essences florales s’evaporent au bout de quelques heures, si on les expose a l’air a l’etat pur et sans les lier. Le parfumeur tourne cette facheuse difficulte en liant les senteurs trop evanescentes par des senteurs tenaces qui leur mettent en quelque sorte des entraves et brident leur aspiration a la liberte, tout l’art consistant a laisser ces entraves assez laches pour que l’odeur qui les subit paraisse conserver sa liberte, mais a les resserrer tout de meme suffisamment pour qu’elle ne puisse s’enfuir. Grenouille avait un jour parfaitement reussi ce tour de force sur une huile de tubereuse, dont il avait ligote la senteur ephemere par d’infimes adjonctions de civette, de vanille, de labdanum et de cypres, qui du coup la mettaient veritablement en valeur. Pourquoi ne pas traiter de maniere analogue le parfum de la jeune fille ? Ce parfum qui etait le plus precieux et le plus fragile de tous, pourquoi l’utiliser pur et le gaspiller ? Quelle balourdise ! Quel extraordinaire manque de raffinement ! Laissait-on les diamants sans les tailler ? Portait-on l’or en pepites autour du cou ? Etait-il, lui Grenouille, un grossier pilleur d’odeurs comme Druot et comme les autres macerateurs, distillateurs et ecraseurs de fleurs ? Ou bien etait-il, oui ou non, le plus grand parfumeur du monde ?

Il se frappa le front, effare de n’y avoir pas songe plus tot : naturellement, qu’il ne fallait pas utiliser a l’etat brut ce parfum unique au monde ! Il fallait le sertir comme la pierre la plus precieuse. Il fallait composer comme un orfevre un diademe odorant, au centre et au sommet duquel, insere dans d’autres senteurs et tout a la fois les dominant, son parfum jetterait tous ses feux. Il allait faire un parfum selon toutes les regles de l’art, et l’odeur de la jeune fille derriere le mur en serait l’ame.

Mais pour en constituer le corps, la base, le torse et la tete, pour lui fournir ses notes aigues et lui donner un fixateur, les adjuvants idoines n’etaient pas le musc et la civette, ni l’huile de rose ou le neroli, c’etait bien clair. Un tel parfum, un parfum humain, exigeait d’autres ingredients.

40

Au mois de mai de la meme annee, dans un champ de roses a l’est de Grasse et a mi-chemin du petit village d’Opio, on decouvrit le cadavre nu d’une jeune fille de quinze ans. Elle avait ete assommee d’un coup de gourdin derriere la nuque. Le paysan qui trouva le corps fut tellement trouble par son affreuse decouverte qu’il faillit se rendre suspect : il declara d’une voix tremblante au lieutenant de police que

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