demi-heure peut-etre) a oublier le monde et, du meme coup, ses affaires, ce qui par ailleurs ne lui arrivait meme pas en dormant, et il s’abimait completement dans la contemplation de cette merveilleuse fille, et apres coup etait incapable de dire ce qu’il venait de faire. Et depuis peu (il l’avait note avec quelque malaise), le soir quand il l’accompagna jusqu’a son lit, ou le matin quand il venait la reveiller et qu’elle dormait encore, jetee sur son lit comme par la main d’un dieu, et que le drape de sa chemise dessinait ses hanches et ses seins, et que, de la region du sein, de l’aisselle, du coude et l’avant-bras lisse ou elle avait niche son visage, montait son souffle calme et chaud... Voila que Richis sentait son estomac se nouer atrocement, et sa gorge se serrer, et il avalait sa salive et, par Dieu ! se maudissait d’etre le pere de cette femme, et non un inconnu, un homme quelconque, devant qui elle serait couchee comme maintenant devant lui et qui sans scrupules pourrait se coucher contre elle, sur elle, en elle, avec tout son desir. Et il ruisselait de sueur et ses membres tremblaient, tandis qu’il etranglait en lui cette envie atroce et qu’il se penchait vers elle pour l’eveiller d’un chaste baiser paternel.
L’annee passee, a l’epoque des meurtres, il n’avait pas encore ce genre d’acces facheux. La seduction qu’exercait alors sur lui sa fille etait – du moins lui semblait-il – encore celle d’une enfant. Et c’est d’ailleurs pourquoi il n’avait jamais serieusement redoute que Laure put etre la victime d’un meurtrier dont on savait qu’il ne s’en prenait ni aux enfants ni aux femmes, mais exclusivement a des jeunes filles puberes et vierges. Certes, il avait renforce la garde de la maison, fait poser de nouvelles grilles aux fenetres de l’etage et ordonne a la femme de chambre de dormir dans la meme piece que Laure. Mais il avait repugne a l’expedier au loin, comme ses pairs l’avaient fait de leurs filles, voire de leurs familles entieres. Il trouvait cette attitude meprisable et indigne d’un membre du conseil et d’un deuxieme consul, qui devait a son sens donner a ses concitoyens l’exemple du calme, du courage et de la fermete. Au demeurant, il n’etait pas homme a se laisser dicter ses decisions par autrui, ni par une foule paniquee, ni moins encore par quelque crapule anonyme comme ce criminel. Aussi, pendant la periode terrible, avait-il ete l’un des rares dans la ville a etre cuirasse contre la fievre de l’angoisse et a garder la tete froide. Mais, curieusement, voila qu’a present cela changeait. Tandis que les gens, a l’exterieur, faisaient comme s’ils avaient deja pendu le meurtrier, fetaient la fin de ses mefaits et oubliaient rapidement la periode fatale, l’angoisse envahissait maintenant le c?ur de Richis comme un vilain poison. Longtemps, il ne voulut pas s’avouer que c’etait cette angoisse qui l’incitait a remettre des voyages qu’il aurait pourtant du deja avoir faits, a ne sortir de chez lui qu’a contrec?ur, a abreger visites et reunions pour rentrer le plus vite possible. Il pretextait envers lui-meme des malaises et le surmenage, et s’avouait bien aussi qu’il etait un peu soucieux, comme l’est apres tout n’importe quel pere qui a une fille en age d’etre mariee, c’etait un souci tout a fait normal... La renommee de sa beaute ne s’etait-elle pas deja repandue a l’exterieur ? Est-ce que les gens ne se tordaient pas le cou pour la voir, quand on allait avec elle a la messe du dimanche ? Est-ce que certains messieurs du conseil ne faisaient pas deja des avances, en leur nom et en celui de leurs fils ?...
42
Mais voici qu’un jour de mars Richis etait assis au salon et vit Laure sortir dans le jardin. Elle portait une robe bleue, sur laquelle retombait sa chevelure rousse, flamboyant au soleil : il ne l’avait jamais vue aussi belle. Elle disparut derriere une haie. Et elle mit peut-etre deux secondes de trop, le temps de deux battements de c?ur, avant de reapparaitre : Richis eprouva une frayeur mortelle, car pendant ces deux battements de c?ur, il avait cru l’avoir perdue a jamais.
La nuit meme, il se reveilla d’un reve affreux dont il ne put se rappeler le contenu, mais qui concernait Laure ; et il se precipita dans sa chambre, persuade qu’elle etait morte, qu’il allait la trouver sur son lit assassinee, violee et rasee... et il la decouvrit intacte.
Il regagna sa propre chambre, trempe de sueur et fremissant d’emotion ; non, pas d’emotion, mais de peur ; il s’avoua enfin que c’etait la peur pure et simple qui l’avait pris a la gorge, et cet aveu lui fit recouvrer son calme et sa lucidite. S’il etait sincere, il n’avait jamais cru a l’efficacite de l’excommunication par l’eveque ; il ne croyait pas non plus que le meurtrier se trouvat maintenant a Grenoble ; ni d’ailleurs qu’il eut quitte la ville. Non, il vivait encore ici, au milieu des Grassois ; et a un moment ou a un autre, il frapperait a nouveau. En aout et en septembre, Richis avait vu quelques-unes des jeunes filles assassinees. Le spectacle l’avait terrifie et en meme temps, il devait se l’avouer, fascine, car elles etaient toutes, et chacune d’une facon bien particuliere, d’une beaute exquise. Jamais il n’aurait cru qu’il y avait a Grasse tant de beautes inconnues. Ce meurtrier lui avait ouvert les yeux. Ce meurtrier avait un gout parfait. Et il avait une demarche systematique. Non seulement tous les meurtres etaient perpetres de la meme maniere soigneuse, mais le choix des victimes trahissait aussi une volonte de planification quasi economique. Certes, Richis ignorait
Or, en admettant (songeait Richis, poursuivant son raisonnement) que le meurtrier fut un tel collectionneur de beaute et qu’il travaillat a composer la beaute parfaite, meme si ce n’etait que dans l’imagination de son cerveau malade ; en admettant ensuite que c’etait un homme d’un gout sublime et d’une parfaite methode, comme il semblait