jamais il n’avait rien vu de si beau... alors qu’en fait, il voulait dire qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi affreux.

De fait, la jeune fille etait d’une beaute exquise. Elle etait de ce type de femmes nonchalantes et languides qu’on dirait faites de miel brun, elles en ont la saveur sucree, le contact lisse et l’etonnante onctuosite ; il leur suffit d’un geste indolent, de rejeter leurs cheveux en arriere ou de faire lentement claquer le fouet de leur regard pour dompter tout l’espace autour d’elles et se retrouver, tranquilles, au centre d’un cyclone, apparemment inconscientes du champ de gravitation ou elles attirent irresistiblement vers elles les desirs et les ames des hommes comme des femmes. Et elle etait jeune, toute jeune et fraiche, le charme propre a son type n’avait pas encore eu le temps de s’empater. Les membres charnus etaient encore lisses et fermes, le sein comme un ?uf dur qu’on vient de peler, et le visage plutot plat, ceint d’une opulente chevelure noire, possedait encore les contours les plus tendres et les endroits les plus secrets. La chevelure elle-meme avait a vrai dire disparu. Le meurtrier l’avait coupee et emportee, comme il avait emporte les vetements.

On suspecta les gitans. De la part des gitans, on pouvait s’attendre a tout. On savait bien que les gitans faisaient des tapis avec des morceaux de vieux vetements, qu’ils utilisaient des cheveux pour bourrer leurs coussins et qu’ils fabriquaient de petites poupees avec la peau et les dents des supplicies. Un crime aussi pervers, ce ne pouvaient etre que les gitans. Seulement, il n’y avait pas de gitans en ce moment, pas le moindre a des lieues a la ronde ; la derniere fois que des gitans etaient passes dans la region, c’etait en decembre.

Faute de gitans, on suspecta ensuite les saisonniers italiens. Mais il n’y avait pas non plus d’Italiens en ce moment, pour eux c’etait trop tot dans l’annee, ils ne viendraient dans le pays qu’en juin pour la recolte du jasmin, ca ne pouvait donc pas etre eux non plus. Finalement, c’est sur les perruquiers que se porterent les soupcons, et l’on fouilla chez eux pour retrouver les cheveux de la jeune fille assassinee. Sans resultat. Puis on dit que c’etaient surement les juifs, puis les moines  – pretendument lubriques  – du monastere benedictin (qui en verite avaient tous largement depasse les soixante-dix ans), puis les cisterciens, puis les francs-macons, puis les fous de la Charite, puis les charbonniers, et en dernier ressort la noblesse debauchee, en particulier le marquis de Cabris, car il etait marie pour la troisieme fois et l’on disait qu’il organisait des messes noires dans ses caves et qu’il y buvait du sang de vierge pour stimuler sa virilite. Au demeurant, on ne put apporter aucune preuve materielle. Personne n’avait ete temoin du meurtre, on ne retrouva ni les vetements ni les cheveux de la morte. Au bout de quelques semaines, le lieutenant de police considera que l’enquete etait close.

A la mi-juin, les Italiens arriverent, beaucoup avec leurs familles afin de se louer pour la cueillette. Les paysans les embaucherent mais, compte tenu du meurtre, interdirent a leurs femmes et a leurs filles de les frequenter. Car bien que ces saisonniers ne fussent pas effectivement responsables du meurtre qui avait eu lieu, ils auraient pu l’etre en principe : il valait donc mieux etre sur ses gardes.

Peu apres le debut de la recolte du jasmin, il y eut deux autres meurtres. De nouveau, les victimes etaient des beautes, de nouveau elles etaient du genre brun et languide, de nouveau on les retrouva nues et rasees dans des champs de fleurs, avec une plaie contuse derriere la nuque. De nouveau, aucune trace du meurtrier. La nouvelle se repandit comme une trainee de poudre et les represailles allaient eclater contre les etrangers, quand on apprit que les deux victimes etaient italiennes et filles d’un journalier genois.

Alors, la peur s’abattit sur le pays. Les gens ne savaient plus contre qui diriger leur rage impuissante. Il y en avait bien encore quelques-uns pour soupconner les fous ou le tenebreux marquis, mais personne n’y croyait vraiment, car ceux-la etaient jour et nuit sous surveillance, et celui-ci etait depuis belle lurette parti pour Paris. On serra donc les rangs. Les paysans ouvrirent leurs granges aux migrants, qui couchaient jusque-la a la belle etoile. Les citadins instaurerent dans chaque quartier une patrouille de nuit. Le lieutenant de police doubla la garde aux portes de la ville. Mais toutes ces mesures ne servirent a rien. Quelques jours seulement apres le double meurtre, on trouva de nouveau le cadavre d’une jeune fille, dans le meme etat que les autres. Il s’agissait cette fois d’une lavandiere sarde du palais episcopal, assommee pres du grand lavoir de la fontaine de la Foux, aux portes meme de la ville. Et bien que les ediles sous la pression des bourgeois en emoi, prissent des mesures supplementaires (controles plus rigoureux aux portes, renforcement des gardes de nuit, interdiction a toute personne du sexe de sortir apres le coucher du soleil), il ne s’ecoula pas une semaine, cet ete-la sans qu’on decouvre le cadavre d’une jeune fille. Et a chaque fois elles venaient juste de devenir des femmes, a chaque fois, c’etaient les plus belles, et generalement elles etaient de ce meme type brun et marque... Encore que bientot le meurtrier ne dedaignat point non plus le genre qui etait le plus repandu dans la population locale : les tendrons a peau laiteuse, et un peu plus rondes. Dans les derniers temps, il y avait meme parmi ses victimes des filles chatain, voire chatain clair  – pourvu qu’elles ne fussent pas maigres. Il les debusquait partout, non seulement dans la campagne de Grasse, mais en pleine ville et jusque dans les maisons. La fille d’un menuisier fut trouvee morte dans sa chambre, au cinquieme etage, et dans la maison personne n’avait entendu le moindre bruit, et aucun des chiens n’avait donne de la voix, alors que d’habitude ils aboyaient des qu’ils flairaient un inconnu. L’assassin semblait insaisissable, immateriel, un pur esprit.

Les gens se revoltaient, insultant les pouvoirs publics. A la moindre rumeur, cela tournait a l’emeute. Un colporteur qui vendait de la poudre d’amour et autres charlataneries manqua de se faire echarper, le bruit ayant couru que ses petites medecines contenaient de la poudre de cheveux de jeune fille. On tenta de mettre le feu a l’hotel de Cabris et a l’hospice de la Charite. Le drapier Alexandre Misnard abattit d’un

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