effectivement, eh bien, il etait alors impensable qu’il prive sa composition de l’element le plus precieux qu’il pouvait trouver sur terre : la beaute de Laure. Toutes les taches meurtrieres, qu’il avait accomplies jusque-la n’auraient pas de valeur sans elle. Elle etait la clef de voute de son edifice.
Richis, tandis qu’il se livrait a cette epouvantable deduction, etait assis en chemise de nuit sur son lit et il s’etonna d’avoir a ce point recouvre son calme. Il ne frissonnait plus de froid, ne tremblait plus. La peur vague qui le tourmentait depuis des semaines avait disparu, faisant place a la conscience d’un danger concret : les projets et les efforts du meurtrier visaient manifestement Laure, depuis le debut. Tous les autres meurtres n’etaient qu’accessoires, par rapport a ce dernier meurtre, qui viendrait les couronner. Certes, le but materiel des meurtres restait obscur, il n’etait pas meme clair qu’ils en eussent un. Mais l’essentiel, a savoir la methode systematique du meurtrier et son mobile ideal, Richis l’avait perce a jour. Et plus il y reflechissait, plus ces deux idees lui plaisaient ; et son respect pour le meurtrier augmentait egalement – respect qui, a vrai dire, rejaillissait aussitot sur lui-meme comme d’un miroir bien clair. Car apres tout, c’etait lui, Richis, qui avait devine la demarche de l’adversaire grace a son subtil esprit d’analyse.
Si lui-meme, Richis, avait ete un meurtrier, et avait possede les memes idees passionnees que ce meurtrier, il ne s’y serait pas pris differemment, et comme lui il mettrait tout en ?uvre pour couronner son travail de dement par le meurtre de Laure, cette creature splendide et unique.
Cette derniere idee lui plut tout particulierement. D’etre ainsi capable de se mettre en pensee a la place du futur meurtrier de sa fille, cela le rendait en effet infiniment superieur a ce meurtrier. Car le meurtrier, c’etait bien clair, n’etait pas capable en depit de toute son intelligence, de se mettre a la place de Richis – ne fut-ce que parce qu’il ne pouvait pas soupconner que Richis s’etait depuis longtemps mis a la sienne. Au fond, ce n’etait pas different des affaires –
A present, il se sentait mieux. Maintenant que ces reflexions nocturnes concernant la lutte contre le demon, il etait parvenu a les ramener sur le plan d’un affrontement entre hommes d’affaires, il se sentait envahi d’un courage tout neuf, et meme d’allegresse. Envolee, la derniere trace de peur ; disparu, ce sentiment d’irresolution et de preoccupation morose ; balaye, ce brouillard de pressentiments lugubres, ou il tournait en rond a tatons depuis des semaines. Il se retrouvait sur un terrain familier et se sentait de taille a relever n’importe quel defi.
43
C’est avec soulagement et presque avec bonne humeur qu’il sauta a bas de son lit, tira le cordon de la sonnette et, quand son valet entra, titubant de sommeil, lui ordonna d’appreter les bagages et des provisions de route, car il entendait partir pour Grenoble au lever du jour en compagnie de sa fille. Puis il s’habilla et fit lever en fanfare le reste du personnel.
Une grande agitation s’empara donc, en pleine nuit, de la maison de la rue Droite. Les foyers flambaient dans les cuisines, les servantes surexcitees filaient dans les couloirs, le valet grimpait et devalait les escaliers, dans les caves on entendait tinter le trousseau de clefs du magasinier, dans la cour les flambeaux jetaient leurs lueurs, les palefreniers couraient chercher les chevaux, d’autres tiraient des mulets de leur ecurie, on harnachait et on sellait, on courait et on chargeait... On aurait pu croire que les hordes austro-sardes envahissaient le pays, pillant et brulant tout sur leur passage, comme en l’an 1746, et que le maitre de maison s’appretait a fuir dans la panique et la precipitation. Mais nullement ! Aussi olympien qu’un marechal de France, le maitre de maison etait assis au pupitre de son comptoir, buvait son cafe au lait et donnait ses consignes aux domestiques qui defilaient au pas de course. Dans le meme temps, il redigeait des lettres a l’adresse du maire et premier consul, de son notaire, de son avocat, de son banquier a Marseille, du baron de Bouyon et de divers fournisseurs et clients.
Vers six heures du matin, il en avait termine avec cette correspondance et avait pris toutes les dispositions necessaires a ses plans. Il mit dans ses poches deux petits pistolets de voyage, se ceignit de la ceinture ou etait son argent et referma a clef son pupitre. Puis il alla eveiller sa fille.
A huit heures, la petite caravane s’ebranla. Richis chevauchait en tete, magnifique a voir dans un habit bordeaux aux liseres d’or, avec une redingote noire et un feutre noir cranement orne d’un plumet. Venait ensuite sa fille, plus modestement vetue, mais d’une beaute si radieuse que la foule, dans la rue et aux fenetres, n’avait d’yeux que pour elle et laissait echapper des cris d’admiration devote, tandis que les hommes se decouvraient : apparemment devant le deuxieme consul, mais en realite