la facon la plus precise. C’etait la nouvelle lune.

Il savait que cela n’aurait pas de sens de pretendre s’introduire par effraction dans la demeure bien gardee de la rue Droite. Aussi voulait-il s’y faufiler a la tombee du crepuscule, avant qu’on ferme les portes cocheres, et se dissimuler dans quelque recoin de la maison, a l’abri de cette absence d’odeur qui le rendait aussi invisible qu’un bonnet magique, tant pour les hommes que pour les betes. Plus tard, quand tout dormirait, il monterait, guide par la boussole de son nez, jusqu’a la chambre de sa merveille. Il lui appliquerait sur place le linge impregne de graisse. Il n’emporterait, comme d’habitude, que les cheveux et les vetements, car ces parties pouvaient se laver directement a l’esprit-de-vin, ce qu’il etait plus commode de faire a l’atelier. Pour finir de traiter la pommade et pour obtenir le concentre par distillation, il prevoyait une seconde nuit. Et si tout se passait bien (et il n’avait aucune raison de douter que tout se passerait bien), il serait apres-demain en possession de toutes les essences qui donneraient le meilleur parfum du monde, et il quitterait Grasse en etant l’homme de toute la terre qui aurait l’odeur la plus suave.

Vers midi, il en eut termine avec ses jonquilles. Il eteignit le feu, recouvrit le chaudron plein de graisse, puis alla prendre le frais devant l’atelier. Le vent soufflait de l’ouest.

A la premiere bouffee d’air qu’il respira, il remarqua que quelque chose n’allait pas. L’atmosphere n’etait pas normale. Dans la robe olfactive de la ville, dans son tissu fait de milliers de fils, il manquait le fil d’or. Au cours des dernieres semaines, ce fil odorant etait devenu si fort que Grenouille l’avait nettement percu meme par-dessus la ville, depuis sa cabane. Voila qu’il n’etait plus la, il avait disparu ; meme en reniflant intensement, impossible de le retrouver. Grenouille fut comme paralyse d’effroi.

Elle est morte, pensa-t-il. Puis, plus affreux encore : un autre m’a devance. Un autre a effeuille ma fleur et mis la main sur son parfum ! Il ne put pas pousser de cri, il etait trop secoue ; mais il put pleurer, des larmes qui gonflerent les coins de ses yeux et ruisselerent soudain des deux cotes de son nez.

Puis Druot rentra des Quatre Dauphins pour le repas de midi et raconta, en passant, qu’au petit matin le deuxieme consul etait parti pour Grenoble avec douze mulets et sa fille. Grenouille ravala ses larmes et partit en courant a travers la ville, jusqu’a la porte du Cours. Il s’arreta sur la place qui etait devant, et renifla. Et dans le vent encore exempt des odeurs de la ville qui arrivait de l’ouest, il retrouva effectivement son fil d’or, tenu et faible, certes, mais reconnaissable entre mille. A vrai dire, pourtant, le parfum adore ne venait pas du nord-ouest, du cote de la route de Grenoble, mais plutot de la direction de Cabris, sinon meme du sud-ouest.

Grenouille demanda a la sentinelle quelle route avait prise le deuxieme consul. L’homme tendit le doigt vers le nord.

— Pas la route de Cabris ? Ou bien l’autre, au sud, vers Auribeau et La Napoule ?

— Surement pas, dit la sentinelle, je l’ai vu de mes propres yeux.

Grenouille, toujours courant, retraversa la ville jusqu’a sa cabane, mit dans son sac de voyage l’etoffe et le lin, le pot de pommade, la spatule, les ciseaux et une petite matraque lisse en bois d’olivier, et se mit immediatement en route : non pas en direction de Grenoble, mais dans la direction que lui indiquait son nez : vers le sud.

Le chemin qu’il prit etait le chemin direct vers La Napoule, qui suivait les contreforts du Tanneron, en passant par les vallees de la Frayere et de la Siagne. On y marchait facilement. Grenouille avancait vite. Quand Auribeau apparut sur sa droite, accroche en haut des coteaux, il sentit a l’odeur qu’il avait presque comble son retard sur les fugitifs. Peu apres, il etait a leur hauteur. Il les sentait a present un par un, il sentait meme l’ecume de leurs chevaux. Ils ne pouvaient etre, tout au plus, qu’a une demi lieue a l’ouest, quelque part dans les forets du Tanneron. Ils marchaient vers le sud, en direction de la mer. Exactement comme lui.

Vers cinq heures de l’apres-midi, Grenouille atteignit La Napoule. Il entra dans l’auberge, y mangea et demanda un gite peu couteux. Il dit qu’il etait un compagnon tanneur, qu’il venait de Nice et se rendait a Marseille. On lui dit qu’il pouvait dormir dans l’ecurie. Il s’y coucha dans un coin et se reposa. Il sentit que les trois cavaliers approchaient. Il n’avait plus qu’a attendre.

Deux heures plus tard (le jour etait deja tres bas), ils arriverent. Pour preserver leur incognito, ils avaient change de vetements. Les deux femmes portaient maintenant des robes sombres et des voiles, Richis un habit noir. Il se donna pour un gentilhomme venant de Castellane et dit qu’il voulait se faire emmener le lendemain aux iles de Lerins, l’aubergiste devait lui retenir un bateau qui se tint pret au lever du soleil. Il s’enquit s’il y avait d’autres clients, a part lui et ses gens. L’aubergiste repondit que non, a part un compagnon tanneur de Nice, qui couchait a l’ecurie.

Richis fit monter les femmes dans leurs chambres. Lui-meme alla a l’ecurie, sous pretexte qu’il avait laisse quelque chose dans ses fontes. Il ne trouva pas tout de suite le compagnon tanneur, il fallut que le palefrenier lui donnat une lanterne. Alors il le vit, couche dans un coin sur la paille avec une vieille couverture, la tete appuyee

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