contre son sac, dormant profondement. Il payait si peu de mine que Richis eut un instant l’impression qu’il n’existait pas vraiment, que ce n’etait qu’une illusion, provoquee par les ombres que faisait danser la lanterne. En tout cas, il fut aussitot evident pour Richis que cet etre inoffensif au point d’en etre touchant ne pouvait presenter le moindre danger ; et il s’eloigna sans faire de bruit, pour ne pas troubler son sommeil, et rentra dans l’auberge.

Il prit son souper en compagnie de sa fille, dans sa chambre. Il ne lui avait pas revele la destination ni le but de cet etrange voyage, quoiqu’elle l’en eut prie. Il lui dit qu’il la mettrait dans la confidence le lendemain et qu’elle pouvait lui faire confiance : tous ces deplacements et ces projets serviraient au mieux ses interets et son bonheur.

Apres le repas, ils firent quelques parties d’hombre, qu’il perdit toutes, parce qu’au lieu de ses cartes il regardait son visage, pour se delecter de sa beaute. Vers neuf heures, il l’accompagna jusqu’a sa chambre, qui etait en face de la sienne, lui souhaita bonne nuit en l’embrassant et ferma sa porte a clef de l’exterieur. Puis il alla lui-meme se coucher.

Il se sentit d’un coup tres eprouve par les fatigues de la journee et de la nuit precedente, et en meme temps tres content de lui, et du deroulement de l’affaire. Sans la moindre pensee soucieuse, sans pressentiment sinistre comme ceux qui jusqu’a hier regulierement le tourmentaient et le tenaient eveille des qu’il eteignait la lampe. Il s’endormit aussitot et dormit sans faire de reves, sans gemir, sans s’agiter convulsivement ni se retourner nerveusement dans tous les sens. Pour la premiere fois depuis bien longtemps, Richis eut un sommeil profond, calme et reparateur.

A la meme heure, Grenouille, dans l’ecurie, se levait de sa couche. Lui aussi etait content de lui et du deroulement de l’affaire, et il se sentait extremement frais, bien qu’il n’eut pas dormi une seconde. Quand Richis etait venu dans l’ecurie pour le voir, il avait fait semblant de dormir, pour rendre plus frappant encore l’air inoffensif que lui conferait deja en lui-meme son parfum de banalite. Si Richis l’avait mal jauge, lui en revanche avait tres precisement jauge Richis, a savoir avec son nez, et le soulagement de Richis a son egard ne lui avait nullement echappe.

Ainsi, lors de leur breve rencontre, ils s’etaient mutuellement convaincus d’etre inoffensifs, a tort ou a raison ; et c’etait bien ainsi, trouva Grenouille, car cette allure inoffensive, feinte chez lui et sincere chez Richis, facilitait bien les choses a Grenouille : et c’est une maniere de voir que Richis aurait tout a fait partagee, dans le cas inverse.

45

C’est avec l’allure posee du professionnel que Grenouille se mit au travail. Il ouvrit le sac de voyage, en tira le tissu de lin, la pommade et la spatule, deploya le linge sur la couverture ou il s’etait etendu, et commenca a l’enduire de pate grasse. C’etait un travail qui demandait du temps, car il importait que la couche de graisse fut plus epaisse a certains endroits et plus mince a d’autres, selon la partie du corps avec laquelle elle serait en contact. La bouche et les aisselles, les seins, le sexe et les pieds fourniraient plus d’elements odorants que par exemple les tibias, le dos ou les coudes ; les paumes des mains, plus que leur dos ; les sourcils, plus que les paupieres, etc., il fallait donc les doter plus genereusement de graisse. Grenouille modela donc sur le linge une sorte de diagramme olfactif du corps a traiter, et cette partie du travail etait en verite la plus satisfaisante, car il s’agissait d’une technique artistique mettant en jeu a parts egales les sens, l’imagination et les mains, tout en anticipant de surcroit, idealement, sur la jouissance que procurerait le resultat final.

Lorsqu’il eut epuise le petit pot de pommade, il apporta encore au tableau quelques retouches eparses, enlevant du gras a tel endroit du linge pour l’ajouter ailleurs, retouchant et verifiant encore ce paysage modele dans la graisse  – avec le nez, du reste, et non avec les yeux, car tout ce travail s’effectuait dans l’obscurite totale, ce qui etait peut-etre une raison de plus pour que Grenouille fut de cette humeur sereinement joyeuse. Dans cette nuit de la nouvelle lune, rien ne venait le distraire. Le monde n’etait rien qu’odeur, et un petit bruit de ressac qui venait de la mer. Il etait dans son element. Puis il replia le linge comme une tapisserie, de telle sorte que les parties enduites fussent face a face. C’etait pour lui une operation douloureuse, car il savait bien qu’en depit de toutes ces precautions, certains contours marques allaient ainsi s’aplatir et se deformer. Mais il n’y avait pas d’autre possibilite pour transporter le linge. Apres l’avoir plie assez pour pouvoir le porter pose sur son avant-bras sans trop d’embarras, il mit dans ses poches la spatule, les ciseaux et la petite matraque en olivier, et il se glissa furtivement au-dehors.

Le ciel etait couvert. Dans l’auberge, il n’y avait plus une lumiere. La seule etincelle, dans cette nuit d’encre, jaillissait a l’est, sur le phare de l’ile Sainte Marguerite, a plus d’une lieue : minuscule epingle de lumiere dans une etoffe aile de corbeau. De la baie montait une legere brise fleurant le poisson. Les chiens dormaient.

Grenouille alla jusqu’a la derniere lucarne de la grange, contre laquelle une echelle etait dressee, qu’il souleva et emporta droite, en equilibre, en coincant trois barreaux sous son bras droit libre et en la calant contre son epaule ; il traversa ainsi la cour jusque sous la fenetre de la jeune fille. La fenetre etait entrouverte. En gravissant l’echelle avec autant d’aisance qu’un escalier, il se felicita de pouvoir recolter le parfum de la jeune fille ici, a La Napoule. A Grasse, avec des fenetres grillagees et une maison jalousement surveillee, tout aurait ete beaucoup plus difficile. Ici, elle dormait seule. Il n’aurait meme pas a neutraliser la femme de chambre.

Il repoussa le battant de la

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