devant elle et son allure de reine. Puis venait la femme de chambre, qu’on remarquait a peine, puis le valet de Richis avec deux chevaux de somme (l’emploi d’une voiture etant contre-indique, vu l’etat notoirement deplorable de la route de Grenoble) ; fermaient enfin la marche une douzaine de mulets charges de toutes sortes de bagages et conduits par deux palefreniers. A la porte du Cours, les sentinelles presenterent les armes, et ne les reposerent que quand le dernier mulet eut fini de passer en trottinant. Des enfants couraient derriere, qui suivirent un bon moment, puis firent adieu de la main a cette troupe qui s’eloigna lentement sur le chemin abrupt et sinueux qui gravissait la montagne.
Le depart d’Antoine Richis et de sa fille fit sur les gens une impression etrangement profonde. Ils eurent le sentiment d’avoir assiste a une ceremonie archaique de sacrifice. Le bruit s’etait repandu que Richis partait pour Grenoble : pour la ville, donc, ou sevissait a present ce monstre qui tuait les jeunes filles. Les gens ne savaient qu’en penser. Etait-ce criminelle legerete, de la part de Richis, ou admirable courage ? Voulait-il defier les dieux, ou les apaiser ? Tres vaguement, ils pressentaient qu’ils venaient de voir la belle jeune fille aux cheveux roux pour la derniere fois. Ils pressentaient que Laure Richis etait perdue.
Ce pressentiment allait se reveler juste, bien qu’il fut fonde sur des hypotheses completement fausses. Car Richis n’allait nullement a Grenoble. Ce depart en grande pompe n’etait qu’une feinte. A une lieue et demie au nord-ouest de Grasse, a proximite du village de Saint-Vallier, il fit stopper le convoi. Il remit a son valet des pouvoirs et des lettres de recommandation et lui ordonna d’emmener seul jusqu’a Grenoble mulets et palefreniers.
Pour sa part, avec Laure et la femme de chambre, il piqua sur Cabris, ou il fit une pause pour midi, puis il prit vers le sud a travers la montagne du Tanneron. Le chemin etait extremement ardu, mais il permettait de faire un grand detour pour l’ouest autour de Grasse et de son bassin, et d’atteindre la cote dans la soiree, sans etre vu... Le Lendemain – tel etait le plan de Richis – il se ferait conduire avec Laure jusqu’aux iles de Lerins, sur la plus petite desquelles se trouvait le couvent bien fortifie de Saint-Honorat. Il etait gere par une poignee de moines ages, mais qui etaient encore tres capables de se defendre et que Richis connaissait bien, car cela faisait des annees qu’il achetait et ecoulait tout ce que le couvent produisait : liqueur d’eucalyptus, pignons et huile de cypres. Et c’est precisement la, dans ce couvent de Saint-Honorat, qui etait sans doute l’endroit le plus sur de toute la Provence apres Le chateau d’If et la prison royale de l’ile Sainte Marguerite, que Richis voulait d’abord mettre sa fille a l’abri. Lui repasserait immediatement sur le continent et, evitant cette fois Grasse par l’est via Antibes et Cagnes, il pourrait etre a Vence dans la soiree du meme jour. Il y avait deja donne rendez-vous a son notaire, afin d’y passer un accord avec le baron de Bouyon sur le mariage de leurs enfants Laure et Alphonse. Il ferait a Bouyon une offre que celui-ci ne pourrait refuser : prise en charge de ses dettes jusqu’a concurrence de quarante mille livres, dot du meme montant, assortie de diverses metairies et d’un moulin a huile pres de Maganosc, plus une rente annuelle de trois mille livres pour le jeune couple. L’unique condition posee par Richis, ce serait que les noces soient celebrees dans un delai de dix jours et que le mariage soit immediatement consomme, et que les jeunes maries s’installent aussitot a Vence.
Richis savait qu’en pressant ainsi les choses il faisait monter de facon tout a fait disproportionnee le prix de l’alliance entre sa maison et la maison de Bouyon. S’il avait attendu davantage, il l’aurait eue a meilleur compte. C’est le baron qui aurait mendie la permission d’elever dans l’echelle sociale, par l’intermediaire de son fils, la fille du gros negociant roturier, car la renommee de la beaute de Laure aurait encore grandi, tout comme la fortune de Richis et la debacle financiere de Bouyon. Mais tant pis ! Ce n’etait pas le baron qui etait son adversaire dans cette affaire, c’etait le celebre meurtrier. C’est lui qu’il s’agissait de contrer. Une femme mariee, defloree et eventuellement deja enceinte, n’avait plus sa place dans sa galerie d’objets rares. La derniere pierre de la mosaique serait devalorisee, Laure perdrait tout interet pour le meurtrier, son ouvrage serait un echec. Et cette defaite, il faudrait qu’il la sente passer ! Richis allait faire celebrer les noces a Grasse, en grande pompe et publiquement. Il ne connaissait pas son adversaire et ne le connaitrait jamais, mais il gouterait tout de meme le plaisir de savoir que celui-ci assisterait a l’evenement et serait oblige de voir de ses propres yeux lui passer sous le nez ce qu’il desirait le plus au monde.
Le plan etait astucieusement combine. Et de nouveau nous sommes obliges d’admirer la perspicacite qui amenait Richis a deux doigts de la verite. Car effectivement, si le fils du baron de Bouyon prenait pour femme Laure Richis, cela constituait une defaite ecrasante pour le meurtrier de Grasse. Mais ce plan n’etait pas encore execute. Richis n’avait pas encore mis sa fille sous le voile qui la sauverait. Il ne l’avait pas encore amenee jusqu’au couvent bien garde de Saint-Honorat. Les trois cavaliers en etaient encore a se frayer un chemin a travers la montagne inhospitaliere du Tannerons. Parfois, les chemins etaient si mauvais qu’on devait descendre de cheval. Tout cela allait tres lentement. Ils esperaient atteindre la mer vers le soir, a La Napoule, une petite localite a l’ouest de Cannes.
44
Au moment ou Laure Richis quittait Grasse avec son pere, Grenouille se trouvait a l’autre bout de la ville, dans l’atelier Arnulfi, et macerait des jonquilles. Il etait seul, et il etait de bonne humeur. Son sejour a Grasse tirait a sa fin. Le jour du triomphe etait proche. La-bas, dans la cabane, etaient ranges dans un coffret double d’ouate vingt-quatre minuscules flacons contenant en quelques gouttes les auras de vingt-quatre jeunes filles vierges : precieuses essences que Grenouille avait obtenues au cours de l’annee precedente par enfleurage a froid des corps, maceration des cheveux et des vetements, lavage et distillation. Et la vingt-cinquieme, la plus exquise et la plus importante, il allait aller la cueillir le jour meme. En vue de cette derniere prise, il avait deja prepare un creuset plein d’une graisse maintes fois epuree, une etoffe du lin le plus fin et une bonbonne d’un alcool extremement rectifie. Le terrain avait ete sonde de