hommes etait remonte en lui, lui gachant si foncierement son triomphe qu’il n’eprouvait non seulement aucune joie, mais meme pas le moindre sentiment de satisfaction. Ce a quoi il avait toujours aspire, a savoir que les autres l’aiment, lui devenait insupportable a l’instant du succes, car lui-meme ne les aimait pas, il les haissait. Et soudain il sut que ce ne serait jamais dans l’amour qu’il trouverait sa satisfaction, mais dans la haine, celle qu’il portait aux autres et celle qu’ils lui porteraient.

Mais la haine qu’il eprouvait pour les hommes restait sans echo de leur part. Plus il les haissait, a cet instant, plus ils l’adoraient comme un dieu, car ils ne percevaient de lui que l’aura qu’il s’etait arrogee, son masque odorant, son parfum vole, et celui-ci etait effectivement digne d’adoration.

Ce qu’il aurait souhaite plus que tout, maintenant, c’aurait ete de les rayer tous de la surface de la terre, ces etres humains stupides, puants, erotises, tout comme naguere il avait raye les odeurs hostiles, dans le pays de son ame toute noire. Et il aurait voulu qu’ils se rendissent compte a quel point il les haissait et que pour cette raison, en raison du seul sentiment qu’il ait jamais vraiment eprouve, ils l’exterminassent en retour, comme d’ailleurs ils en avaient eu tout d’abord l’intention. Il voulait, une fois dans sa vie, s’exterioriser. Il voulait, une fois dans sa vie, etre comme tous les autres hommes et exterioriser ce qui etait en lui : ils exteriorisaient leur amour et leur idiote veneration, lui exterioriserait sa haine. Il voulait une fois, juste une seule fois, qu’on prit en compte son etre veritable, et recevoir d’un autre etre humain une reponse a son seul sentiment vrai : la haine.

Mais cela ne donnait rien. Cela ne pouvait rien donner. Aujourd’hui moins que jamais. Car enfin il etait masque du meilleur parfum du monde, et sous ce masque il ne portait pas de visage, mais uniquement sa totale absence d’odeur. Alors il eut soudain la nausee, car il sentit que les brouillards montaient a nouveau.

Comme naguere dans sa caverne, en-reve-dans-son-sommeil-dans-son-c?ur-dans-son-imagination, montaient tout d’un coup les brouillards, les epouvantables brouillards de sa propre odeur, qu’il ne pouvait sentir, parce qu’il etait sans odeur. Et, comme l’autre fois, il fut pris d’une peur et d’une angoisse infinie et il crut qu’il n’echapperait pas a l’etouffement. Mais a la difference de l’autre fois, ce n’etait ni un reve, ni le sommeil, c’etait la realite pure et simple. Et a la difference de l’autre fois, il n’etait pas seul dans sa caverne, il etait debout sur une place, en face de dix mille personnes. Et a la difference de l’autre fois, il ne servirait a rien de crier pour se reveiller et se delivrer, ni de retourner se refugier dans la bonne chaleur du monde. Car ceci, maintenant et ici, c’etait le monde, et ceci, maintenant et ici, c’etait son reve realise. Et c’etait lui-meme qui l’avait voulu ainsi.

Les affreux brouillards poisseux continuaient a monter des bas-fonds de son ame, tandis qu’autour de lui le peuple geignait dans les convulsions de l’orgasme et de l’orgie. Un homme accourut vers lui. Il avait bondi du premier rang de la tribune des notables, si brusquement que son chapeau noir etait tombe de sa tete, et il volait, son habit noir au vent, a travers la place comme un corbeau ou un ange vengeur. C’etait Richis.

Il va me tuer, pensa Grenouille. Il est le seul a ne pas se laisser abuser par mon masque. Il ne peut pas se laisser abuser. Le parfum de sa fille est colle a moi et me trahit aussi clairement que du sang. Il ne peut pas ne pas me reconnaitre et ne pas me tuer. Il ne peut pas ne pas le faire.

Et il ecarta les bras pour recevoir l’ange qui se precipitait sur lui. Il croyait deja sentir le coup de poignard ou d’epee heurter sa poitrine avec un picotement magnifique, et la lame traverser toutes les cuirasses de parfum et tous les brouillards poisseux pour penetrer en plein dans son c?ur froid... Enfin, enfin quelque chose dans son c?ur, quelque chose d’autre que lui-meme ! Il se sentait deja presque delivre.

Mais voila que d’un coup Richis etait contre sa poitrine, et ce n’etait pas un ange vengeur, c’etait un Richis bouleverse et sanglotant lamentablement, qui le serrait dans ses bras et s’agrippait litteralement a lui, comme s’il ne trouvait rien d’autre a quoi se raccrocher dans une mer de felicite. Pas de poignard liberateur, pas de coup en plein c?ur, pas meme une malediction ou un cri de haine. Au lieu de cela, la joue trempee de larmes de Richis contre la sienne, et une bouche tremblante qui gemissait a son adresse :

— Pardonne-moi, mon fils, mon cher fils, pardonne-moi !

Alors, de l’interieur, Grenouille sentit ses yeux qui blanchissaient, et le monde exterieur devint noir comme de l’encre. Les brouillards prisonniers se condenserent en un liquide bouillonnant, comme du lait qui mousse et qui deborde. Ils l’inondaient, l’ecrasaient avec une pression insupportable contre l’ecorce interieure de son corps, sans trouver par ou s’echapper. Lui voulait fuir, pour l’amour du Ciel, fuir, mais ou ?... Il voulait craquer, voulait exploser, pour ne pas etre etouffe par lui-meme. Finalement, il s’effondra et perdit conscience.

50

Lorsqu’il revint a lui, il etait couche dans le lit de Laure Richis. Ses reliques, chemises et chevelure, avaient ete enlevees. Une bougie brulait sur la table de chevet. Par la fenetre entrouverte, il entendit au loin la rumeur de joie de la ville en fete. Antoine Richis etait assis sur un tabouret pres du lit et le veillait. Il avait pris la main de Grenouille dans la sienne et la caressait.

Avant meme d’ouvrir les yeux, Grenouille etudia l’atmosphere. Interieurement, elle etait calme. Plus rien ne bouillait ni ne l’ecrasait. Il regnait a nouveau dans son ame l’habituelle nuit

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