froide dont il avait besoin pour rendre sa conscience glaciale et limpide, et la tourner vers l’exterieur : la, il sentit son parfum. Il s’etait modifie. Les notes extremes s’etaient quelque peu affaiblies, si bien que la note centrale constituee par l’odeur de Laure se detachait encore plus magnifiquement, comme un feu doux, sombre et petillant. Il se sentit en securite. Il savait qu’il etait inattaquable encore pour des heures, et il ouvrit les yeux.

Le regard de Richis etait pose sur lui. Il y avait dans ce regard une infinie bienveillance, de la tendresse, de l’attendrissement, et la profondeur creuse et betasse de celui qui aime.

Il sourit, serra plus fort la main de Grenouille et dit :

— Tout va s’arranger, a present. Les juges ont annule le verdict. Tous les temoins se sont retractes. Tu es libre. Tu peux faire ce que tu veux. Mais moi, je veux que tu restes aupres de moi. J’ai perdu une fille, je veux avec toi gagner un fils. Tu lui ressembles. Tu as sa beaute, ses cheveux, sa bouche, sa main... Je t’ai tenu la main tout le temps, ta main est comme la sienne. Et quand je te regarde dans les yeux, j’ai l’impression qu’elle me regarde. Tu es son frere et je veux que tu deviennes mon fils, ma joie, ma fierte, mon heritier. Tes parents vivent-ils encore ?

 Grenouille secoua la tete et le visage de Richis devint rouge comme la crete d’un dindon, tant il etait heureux :

— Alors, tu deviendras mon fils ? begaya-t-il en bondissant de son tabouret pour venir s’asseoir sur le bord du lit et serrer aussi l’autre main de Grenouille. Tu voudras ? Tu veux ? Tu veux bien m’avoir pour pere ? Ne dis rien. Ne parle pas. Tu es encore trop faible pour parler. Fais-moi juste un signe.

Grenouille fit oui de la tete. Alors le bonheur de Richis jaillit comme une sueur rouge par tous les pores de sa peau, il se pencha sur Grenouille et le baisa sur la bouche.

— Maintenant, dors, mon cher fils, dit-il quand il se fut releve. Je veillerai a ton chevet jusqu’a ce que tu te sois endormi.

Et apres l’avoir longuement contemple dans un ravissement muet, il dit encore :

— Tu me causes un tres, tres grand bonheur.

Grenouille etira legerement les coins de sa bouche, comme il avait vu le faire les etres humains qui sourient. Puis il ferma les yeux. Il attendit un moment avant de respirer plus calmement et plus profondement, comme font les dormeurs. Il sentait le regard plein d’amour que Richis posait sur son visage. A un moment, il devina que Richis se penchait a nouveau sur lui pour l’embrasser, puis y renoncait, de peur de l’eveiller. Enfin la bougie fut soufflee, et Richis se glissa hors de la chambre sur la pointe des pieds.

Grenouille resta couche jusqu’a ce qu’il n’entendit plus de bruit dans la maison et dans la ville. Quand il se leva alors, c’etait deja le crepuscule du matin. Il s’habilla et fila, suivit tout doucement le couloir, descendit l’escalier et traversa le salon pour aboutir sur la terrasse.

De la, on voyait par-dessus les remparts, on dominait le bassin de Grasse et, par temps clair, on devait meme apercevoir la mer. Pour le moment, il y avait dans l’air un leger brouillard, une vapeur plutot, au-dessus des champs, et les odeurs qui venaient de ce cote, d’herbe, de genets et de roses, etaient comme lavees, pures, toutes simplettes, d’une simplicite reconfortante. Grenouille traversa le jardin et escalada le mur.

Lorsqu’il fut remonte jusqu’au Cours, il lui fallut encore une fois se frayer un chemin a travers les exhalaisons humaines, avant de gagner la rase campagne. Toute la place et les pentes avoisinantes ressemblaient au gigantesque bivouac d’une armee depenaillee. Des formes gisaient par milliers, ivres et epuisees par les exces de la fete nocturne ; certaines nues, certaines a moitie denudees et a moitie couvertes des vetements epars sous lesquels elles s’etaient refugiees comme sous des couvertures. Cela puait le vin aigre, l’eau-de-vie, la sueur et la pisse, la crotte d’enfant et la viande carbonisee. Ici et la fumaillaient encore les feux des rotis, pres desquels on avait bu et danse. Par endroits, cela gloussait encore, au milieu de ces milliers de ronflements : parole pateuse d’un ivrogne ou eclat de rire. Peut-etre aussi que quelques-uns veillaient encore, noyant dans l’alcool les dernieres bribes de conscience qui surnageaient dans leur cerveau. Mais personne ne vit Grenouille, qui enjambait les corps epars, a pas prudents et rapides a la fois, comme s’il avait traverse un bourbier. Et ceux qui le virent ne le reconnurent pas. Il ne sentait plus bon. Le miracle etait termine.

Parvenu a l’extremite du Cours, il ne prit pas la route de Grenoble, ni celle de Cabris, il prit plein ouest a travers champs, sans se retourner une seule fois. Lorsque le soleil se leva, gras, jaune et dardant des rayons brulants, il avait disparu depuis longtemps.

Les Grassois se reveillerent avec une gueule de bois epouvantable. Meme ceux qui n’avaient pas bu avaient la tete comme du plomb, et une nausee atroce dans l’estomac et dans l’ame. Sur le Cours, en plein soleil, de braves paysans cherchaient les vetements qu’ils s’etaient arraches dans les exces de l’orgie ; de vertueuses matrones cherchaient leurs epoux et leurs enfants ; des gens qui ne s’etaient jamais vus se

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