inabordables ; enfin le Falberg se trouve egalement separe de Christiania par d’inaccessibles precipices. Le village de Jarvis aurait peut-etre pu communiquer avec la Norwege interieure et la Suede par la Sieg ; mais, pour etre mis en rapport avec la civilisation, le Stromfiord voulait un homme de genie.
Ce genie parut en effet : ce fut un poete, un Suedois religieux qui mourut en admirant et respectant les beautes de ce pays, comme un des plus magnifiques ouvrages du Createur.
Maintenant, les hommes que l’etude a doues de cette vue interieure dont les veloces perceptions amenent tour a tour dans l’ame, comme sur une toile, les paysages les plus contrastants du globe, peuvent facilement embrasser l’ensemble du Stromfiord.
Eux seuls, peut-etre, sauront s’engager dans les tortueux rescifs du goulet ou se debat la mer, fuir avec ses flots le long des tables eternelles du Falberg dont les pyramides blanches se confondent avec les nuees brumeuses d’un ciel presque toujours gris de perle ; admirer la jolie nappe echancree du golfe, y entendre les chutes de la Sieg qui pend en longs filets et tombe sur un abatis pittoresque de beaux arbres confusement epars, debout ou caches parmi des fragments de gneiss ; puis, se reposer sur les riants tableaux que presentent les collines abaissees de Jarvis d’ou s’elancent les plus riches vegetaux du nord, par familles, par myriades : ici des bouleaux gracieux comme des jeunes filles, inclines comme elles ; la des colonnades de hetres aux futs centenaires et moussus ; tous les contrastes des differents verts, de blanches nuees parmi les sapins noirs, des landes de bruyeres pourprees et nuancees a l’infini ; enfin toutes les couleurs, tous les parfums de cette Flore aux merveilles ignorees. Etendez les proportions de ces amphitheatres, elancez-vous dans les nuages, perdez-vous dans le creux des roches ou reposent les chiens de mer, votre pensee n’atteindra ni a la richesse, ni aux poesies de ce site norwegien ! Votre pensee pourrait-elle etre aussi grande que l’Ocean qui le borne, aussi capricieuse que les fantastiques figures dessinees par ces forets, ses nuages, ses ombres, et par les changements de sa lumiere ? Voyez-vous, au-dessus des prairies de la plage, sur le dernier pli de terrain qui s’ondule au bas des hautes collines de Jarvis, deux ou trois cents maisons couvertes en
Les fenetres en etaient abritees par ces auvents d’une saillie prodigieuse appuyes sur de grands sapins equarris qui donnent aux constructions du nord une espece de physionomie patriarcale. Sous ces abris, il etait facile d’apercevoir les sauvages nudites du Falberg, de comparer l’infini de la pleine mer a la goutte d’eau du golfe ecumeux, d’ecouter les vastes epanchements de la Sieg, dont la nappe semblait de loin immobile en tombant dans sa coupe de granit bordee sur trois lieues de tour par les glaciers du nord, enfin tout le paysage ou vont se passer les surnaturels et simples evenements de cette histoire.
L’hiver de 1799 a 1800 fut un des plus rudes dont le souvenir ait ete garde par les Europeens ; la mer de Norwege se prit entierement dans les Fiords, ou la violence du ressac l’empeche ordinairement de geler. Un vent dont les effets ressemblaient a ceux du levantis espagnol, avait balaye la glace du Stromfiord en repoussant les neiges vers le fond du golfe. Depuis long-temps il n’avait pas ete permis aux gens de Jarvis de voir en hiver le vaste miroir des eaux reflechissant les couleurs du ciel, spectacle curieux au sein de ces montagnes dont tous les accidents etaient niveles sous les couches successives de la neige, et ou les plus vives aretes comme les vallons les plus creux ne formaient que de faibles plis dans l’immense tunique jetee par la nature sur ce paysage, alors tristement eclatant et monotone. Les longues nappes de la Sieg, subitement glacees, decrivaient une enorme arcade sous laquelle les habitants auraient pu passer a l’abri des tourbillons, si quelques-uns d’entre eux eussent ete assez hardis pour s’aventurer dans le pays. Mais les dangers de la moindre course retenaient au logis les plus intrepides chasseurs qui craignaient de ne plus reconnaitre sous la neige les etroits passages pratiques au bord des precipices, des crevasses ou des versants. Aussi nulle creature n’animait-elle ce desert blanc ou regnait la bise du pole, seule voix qui resonnat en de rares moments. Le ciel, presque toujours grisatre, donnait au lac les teintes de l’acier bruni. Peut-etre un vieil eider traversait-il parfois impunement l’espace a l’aide du chaud duvet sous lequel glissent les songes des riches, qui ne savent par combien de dangers cette plume s’achete ; mais, semblable au Bedouin qui sillonne seul les sables de l’Afrique, l’oiseau n’etait ni vu ni entendu ; l’atmosphere engourdie, privee de ses communications electriques, ne repetait ni le sifflement de ses ailes, ni ses joyeux cris. Quel ?il assez vif eut d’ailleurs pu soutenir l’eclat de ce precipice garni de cristaux etincelants, et les rigides reflets des neiges a peine irisees a leurs sommets par les rayons d’un pale soleil, qui, par moments, apparaissait comme un moribond jaloux d’attester sa vie ? Souvent, lorsque des amas de nuees grises, chassees par escadrons a travers les montagnes et les sapins, cachaient le ciel sous de triples voiles, la terre, a defaut de lueurs celestes, s’eclairait par elle-meme. La donc se rencontraient toutes les majestes du froid eternellement assis sur le pole, et dont le principal caractere est le royal silence au sein duquel vivent les monarques absolus. Tout principe extreme porte en soi l’apparence d’une negation et les symptomes de la mort : la vie n’est-elle pas le combat de deux forces ? La, rien ne trahissait la vie. Une seule puissance, la force improductive de la glace, regnait sans contradiction. Le bruissement de la pleine mer agitee n’arrivait meme pas dans ce muet bassin, si bruyant durant les trois courtes saisons ou la nature se hate de produire les chetives recoltes necessaires a la vie de ce peuple patient. Quelques hauts sapins elevaient leurs noires pyramides chargees de festons neigeux, et la forme de leurs rameaux a barbes inclinees completait le deuil de ces cimes, ou, d’ailleurs, ils se montraient comme des points bruns. Chaque famille restait au coin du feu, dans une maison soigneusement close, fournie de biscuit, de beurre fondu, de poisson sec, de provisions faites a l’avance pour les sept mois d’hiver. A peine voyait-on la fumee de ces habitations. Presque toutes sont ensevelies sous les neiges, contre le poids desquelles elles sont neanmoins preservees par de longues planches qui partent du toit et vont s’attacher a une grande distance sur de solides poteaux en formant un chemin couvert autour de la maison. Pendant ces terribles hivers, les femmes tissent et teignent les etoffes de laine ou de toile dont se font les vetements, tandis que la plupart des hommes lisent ou se livrent a ces prodigieuses meditations qui ont enfante les profondes theories, les reves mystiques du nord, ses croyances, ses etudes si completes sur un point de la science fouille comme avec une sonde ; m?urs a demi monastiques qui forcent l’ame a reagir sur elle-meme, a y trouver sa nourriture, et qui font du paysan norwegien un etre a part dans la population europeenne. Dans la premiere annee du dix-neuvieme siecle, et vers le milieu du mois de mai, tel etait donc l’etat du Stromfiord.
Par une matinee ou le soleil eclatait au sein de ce paysage en y allumant les feux de tous les diamants ephemeres produits par les cristallisations de la neige et des glaces, deux personnes passerent sur le golfe, le traverserent et volerent le long des bases du Falberg, vers le sommet duquel elles s’eleverent de frise en frise. Etait-ce deux creatures, etait-ce deux fleches ? Qui les eut vues a cette hauteur les aurait prises pour deux eiders cinglant de conserve a travers les nuees. Ni le pecheur le plus superstitieux, ni le chasseur le plus intrepide n’eut attribue a des creatures humaines le pouvoir de se tenir le long des faibles lignes tracees sur les flancs du granit, ou ce couple glissait neanmoins avec l’effrayante dexterite que possedent les somnambules quand, ayant oublie toutes les conditions de leur pesanteur et les dangers de la moindre deviation, ils courent au bord des toits en gardant leur equilibre sous l’empire d’une force inconnue.
— Arrete-moi, SERAPHITUS, dit une pale jeune fille, et laisse-moi respirer. Je n’ai voulu regarder que toi en cotoyant les murailles de ce gouffre ; autrement, que serais-je devenue ? Mais aussi ne suis-je qu’une bien faible creature. Te fatigue-je ?
— Non, dit l’etre sur le bras de qui elle s’appuyait. Allons toujours, Minna ? la place ou nous sommes n’est pas assez solide pour nous y arreter.
De nouveau, tous deux ils firent siffler sur la neige de longues planches attachees a leurs pieds, et parvinrent sur la premiere plinthe que le hasard avait nettement dessinee sur le flanc de cet abime. La personne que Minna nommait Seraphitus s’appuya sur son talon droit pour relever la planche longue d’environ une toise, etroite comme un pied d’enfant, et qui etait attachee a son brodequin par deux courroies en cuir de chien marin.