Cette planche, epaisse de deux doigts, etait doublee en peau de renne dont le poil, en se herissant sur la neige, arreta soudain Seraphitus ; il ramena son pied gauche dont le patin n’avait pas moins de deux toises de longueur, tourna lestement sur lui-meme, vint saisir sa peureuse compagne, l’enleva malgre les longs patins qui armaient ses pieds, et l’assit sur un quartier de roche, apres en avoir chasse la neige avec sa pelisse.

— Ici, Minna, tu es en surete, tu pourras y trembler a ton aise.

— Nous sommes deja montes au tiers du Bonnet de glace, dit-elle en regardant le pic auquel elle donna le nom populaire sous lequel on le connait en Norwege. Je ne le crois pas encore.

Mais, trop essoufflee pour parler davantage, elle sourit a Seraphitus, qui, sans repondre et la main posee sur son c?ur, la tenait en ecoutant de sonores palpitations aussi precipitees que celles d’un jeune oiseau surpris.

— Il bat souvent aussi vite sans que j’aie couru, dit-elle.

Seraphitus inclina la tete sans dedain ni froideur. Malgre la grace qui rendit ce mouvement presque suave, il n’en trahissait pas moins une negation qui, chez une femme, eut ete d’une enivrante coquetterie. Seraphitus pressa vivement la jeune fille.

Minna prit cette caresse pour une reponse, et continua de le contempler. Au moment ou Seraphitus releva la tete en rejetant en arriere par un geste presque impatient les rouleaux dores de sa chevelure, afin de se decouvrir le front, il vit alors du bonheur dans les yeux de sa compagne.

— Oui, Minna, dit-il d’une voix dont l’accent paternel avait quelque chose de charmant chez un etre encore adolescent, regarde-moi, n’abaisse pas la vue.

— Pourquoi ?

— Tu veux le savoir ? essaie.

Minna jeta vivement un regard a ses pieds, et cria soudain comme un enfant qui aurait rencontre un tigre. L’horrible sentiment des abimes l’avait envahie, et ce seul coup d’?il avait suffi pour lui en communiquer la contagion. Le Fiord, jaloux de sa pature, avait une grande voix par laquelle il l’etourdissait en tintant a ses oreilles, comme pour la devorer plus surement en s’interposant entre elle et la vie. Puis, de ses cheveux a ses pieds, le long de son dos, tomba un frisson glacial d’abord, mais qui bientot lui versa dans les nerfs une insupportable chaleur, battit dans ses veines, et brisa toutes ses extremites par des atteintes electriques semblables a celles que cause le contact de la torpille. Trop faible pour resister, elle se sentait attiree par une force inconnue en bas de cette table, ou elle croyait voir quelque monstre qui lui lancait son venin, un monstre dont les yeux magnetiques la charmaient, dont la gueule ouverte semblait broyer sa proie par avance.

— Je meurs, mon Seraphitus, n’ayant aime que toi, dit-elle en faisant un mouvement machinal pour se precipiter.

Seraphitus lui souffla doucement sur le front et sur les yeux. Tout a coup, semblable au voyageur delasse par un bain, Minna n’eut plus que la memoire de ses vives douleurs, deja dissipees par cette haleine caressante qui penetra son corps et l’inonda de balsamiques effluves, aussi rapidement que le souffle avait traverse l’air.

— Qui donc es-tu ? dit-elle avec un sentiment de douce terreur. Mais je le sais, tu es ma vie. — Comment peux-tu regarder ce gouffre sans mourir ? reprit-elle apres une pause.

Seraphitus laissa Minna cramponnee au granit, et, comme eut fait une ombre, il alla se poser sur le bord de la table, d’ou ses yeux plongerent au fond du Fiord en en defiant l’eblouissante profondeur, son corps ne vacilla point, son front resta blanc et impassible comme celui d’une statue de marbre : abime contre abime.

— Seraphitus, si tu m’aimes, reviens ! cria la jeune fille. Ton danger me rend mes douleurs. — Qui donc es-tu pour avoir cette force surhumaine a ton age ? lui demanda-telle en se sentant de nouveau dans ses bras.

— Mais, repondit Seraphitus, tu regardes sans peur des espaces encore plus immenses.

Et, de son doigt leve, cet etre singulier lui montra l’aureole bleue que les nuages dessinaient en laissant un espace clair au-dessus de leurs tetes, et dans lequel les etoiles se voyaient pendant le jour en vertu de lois atmospheriques encore inexpliquees.

— Quelle difference ! dit-elle en souriant.

— Tu as raison, repondit-il, nous sommes nes pour tendre au ciel. La patrie, comme le visage d’une mere, n’effraie jamais un enfant.

Sa voix vibra dans les entrailles de sa compagne devenue muette.

— Allons, viens, reprit-il.

Tous les deux ils s’elancerent sur les faibles sentiers traces le long de la montagne, en y devorant les distances et volant d’etage en etage, de ligne en ligne, avec la rapidite dont est doue le cheval arabe, cet oiseau du desert. En quelques moments, ils atteignirent un tapis d’herbes, de mousses et de fleurs, sur lequel personne ne s’etait encore assis.

— Le joli s?ler ! dit Minna en donnant a cette prairie son veritable nom ; mais comment se trouve-t-il a cette hauteur ?

— La cessent, il est vrai, les vegetations de la Flore norwegienne, dit Seraphitus ; mais, s’il se rencontre ici quelques herbes et des fleurs, elles sont dues a ce rocher qui les garantit contre le froid du pole. — Mets cette touffe dans ton sein, Minna, dit-il en arrachant une fleur, prends cette suave creation qu’aucun ?il humain n’a vue encore, et garde cette fleur unique comme un souvenir de cette matinee unique dans ta vie ! Tu ne trouveras plus de guide pour te mener a ce s?ler.

Il lui donna soudain une plante hybride que ses yeux d’aigle lui avaient fait apercevoir parmi des silenes acaulis et des saxifrages, veritable merveille eclose sous le souffle des anges. Minna saisit avec un empressement enfantin la touffe d’un vert transparent et brillant comme celui de l’emeraude, formee par de petites feuilles roulees en cornet, d’un brun clair au fond, mais qui, de teinte en teinte, devenaient vertes a leurs pointes partagees en decoupures d’une delicatesse infinie. Ces feuilles etaient si pressees qu’elles semblaient se confondre, et produisaient une foule de jolies rosaces. Ca et la, sur ce tapis, s’elevaient des etoiles blanches, bordees d’un filet d’or, du sein desquelles sortaient des antheres pourprees, sans pistil. Une odeur qui tenait a la fois de celle des roses et des calices de l’oranger, mais fugitive et sauvage, achevait de donner je ne sais quoi de celeste a cette fleur mysterieuse que Seraphitus contemplait avec melancolie, comme si la senteur lui en eut exprime de plaintives idees que, lui seul ! il comprenait.

Mais a Minna, ce phenomene inoui parut etre un caprice par lequel la nature s’etait plu a douer quelques pierreries de la fraicheur, de la mollesse et du parfum des plantes.

— Pourquoi serait-elle unique ? Elle ne se reproduira donc plus ? dit la jeune fille a Seraphitus qui rougit et changea brusquement de conversation.

— Asseyons-nous, retourne-toi, vois ! A cette hauteur, peut-etre, ne trembleras-tu point ? Les abimes sont assez profonds pour que tu n’en distingues plus la profondeur ; ils ont acquis la perspective unie de la mer, le vague des nuages, la couleur du ciel ; la glace du Fiord est une assez jolie turquoise ; tu n’apercois les forets de sapins que comme de legeres lignes de bistre ; pour vous, les abimes doivent etre pares ainsi.

Seraphitus jeta ces paroles avec cette onction dans l’accent et le geste connue seulement de ceux qui sont parvenus au sommet des hautes montagnes du globe, et contractee si involontairement, que le maitre le plus orgueilleux se trouve oblige de traiter son guide en frere, et ne s’en croit le superieur qu’en s’abaissant vers les vallees ou demeurent les hommes. Il defaisait les patins de Minna, aux pieds de laquelle il s’etait agenouille. L’enfant ne s’en apercevait pas, tant elle s’emerveillait du spectacle imposant que presente la vue de la Norwege, dont les longs rochers pouvaient etre embrasses d’un seul coup d’?il, tant elle etait emue par la solennelle permanence de ces cimes froides, et que les paroles ne sauraient exprimer.

— Nous ne sommes pas venus ici par la seule force humaine, dit-elle en joignant les mains, je reve sans doute.

— Vous appelez surnaturels les faits dont les causes vous echappent, repondit-il.

— Tes reponses, dit-elle, sont toujours empreintes de je ne sais quelle profondeur. Pres de toi, je comprends tout sans effort. Ah ! je suis libre.

— Tu n’as plus tes patins, voila tout.

— Oh ! dit-elle, moi qui aurais voulu delier les tiens en te baisant les pieds.

— Garde ces paroles pour Wilfrid, repondit doucement Seraphitus.

— Wilfrid ! repeta Minna d’un ton de colere qui s’apaisa des qu’elle eut regarde son compagnon. — Tu ne t’emportes jamais, toi ! dit-elle en essayant mais en vain de lui prendre la main, tu es en toute chose d’une

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