peuplade, la former aux combats, entamer la guerre, la repandre comme un incendie, devorer l’Europe en criant liberte a ceux-ci, pillage a ceux-la, gloire a l’un, plaisir a l’autre ; mais en demeurant, moi, comme la figure du Destin, implacable et cruel, en marchant comme l’orage qui s’assimile dans l’atmosphere toutes les particules dont se compose la foudre, en me repaissant d’hommes comme un fleau vorace. Ainsi j’aurais conquis l’Europe, elle se trouve a une epoque ou elle attend ce Messie nouveau qui doit ravager le monde pour en refaire les societes. L’Europe ne croira plus qu’a celui qui la broiera sous ses pieds.

Un jour les poetes, les historiens auraient justifie ma vie, m’auraient grandi, m’auraient prete des idees, a moi pour qui cette immense plaisanterie, ecrite avec du sang, n’est qu’une vengeance. Mais, chere Seraphita, mes observations m’ont degoute du Nord, la force y est trop aveugle et j’ai soif des Indes ! Mon duel avec un gouvernement egoiste, lache et mercantile, me seduit davantage. Puis il est plus facile d’emouvoir l’imagination des peuples assis au pied du Caucase que de convaincre l’esprit des pays glaces ou nous sommes. Donc, je suis tente de traverser les steppes russes, d’arriver au bord de l’Asie, de la couvrir jusqu’au Gange de ma triomphante inondation humaine, et la je renverserai la puissance anglaise. Sept hommes ont deja realise ce plan a diverses epoques. Je renouvellerai l’Art comme l’ont fait les Sarrasins lances par Mahomet sur l’Europe ! Je ne serai pas un roi mesquin comme ceux qui gouvernent aujourd’hui les anciennes provinces de l’empire romain, en se disputant avec leurs sujets, a propos d’un droit de douane. Non, rien n’arretera ni la foudre de mes regards, ni la tempete de mes paroles !

Mes pieds couvriront un tiers du globe, comme ceux de Gengis-Kan ; ma main saisira l’Asie, comme l’a deja prise celle d’Aureng-Zeb. Soyez ma compagne, asseyez-vous, belle et blanche figure, sur un trone. Je n’ai jamais doute du succes ; mais soyez dans mon c?ur, j’en serai sur !

— J’ai deja regne, dit Seraphita.

Ce mot fut comme un coup de hache donne par un habile bucheron dans le pied d’un jeune arbre qui tombe aussitot. Les hommes seuls peuvent savoir ce qu’une femme excite de rage en l’ame d’un homme, quand, voulant demontrer a cette femme aimee sa force ou son pouvoir, son intelligence ou sa superiorite, la capricieuse penche la tete, et dit : « Ce n’est rien ! » quand, blasee, elle sourit et dit : « Je sais cela ! » quand pour elle la force est une petitesse.

— Comment, cria Wilfrid au desespoir, les richesses des arts, les richesses des mondes, les splendeurs d’une cour…..

Elle l’arreta par une seule inflexion de ses levres, et dit :

— Des etres plus puissants que vous ne l’etes m’ont offert davantage.

— Eh ! bien, tu n’as donc pas d’ame, si tu n’es pas seduite par la perspective de consoler un grand homme qui te sacrifiera tout pour vivre avec toi dans une petite maison au bord d’un lac ?

— Mais, dit-elle, je suis aimee d’un amour sans bornes.

— Par qui ? s’ecria Wilfrid en s’avancant par un mouvement de frenesie vers Seraphita pour la precipiter dans les cascades ecumeuses de la Sieg.

Elle le regarda, son bras le detendit ; elle lui montrait Minna qui accourait blanche et rose, jolie comme les fleurs qu’elle tenait a la main.

— Enfant ! dit Seraphitus en allant a sa rencontre.

Wilfrid demeura sur le haut du rocher, immobile comme une statue, perdu dans ses pensees, voulant se laisser aller au cours de la Sieg comme un des arbres tombes qui passaient sur ses yeux, et disparaissaient au sein du golfe.

— Je les ai cueillies pour vous, dit Minna qui presenta son bouquet a l’etre adore.

L’une d’elles, celle-ci, dit-elle en lui presentant une fleur, est semblable a celle que nous avons trouvee sur le Falberg.

Seraphitus regarda tour a tour la fleur et Minna.

— Pourquoi me fais-tu cette question ? doutes-tu de moi ?

— Non, dit la jeune fille, ma confiance en vous est infinie. Si vous etes pour moi plus beau que cette belle nature, vous me paraissez aussi plus intelligent que ne l’est l’humanite tout entiere. Quand je vous ai vu, je crois avoir prie Dieu. Je voudrais…

— Quoi ? dit Seraphitus en lui lancant un regard par lequel il revelait a la jeune fille l’immense etendue qui les separait.

— Je voudrais souffrir en votre place…

— Voici la plus dangereuse des creatures, se dit Seraphitus. Est-ce donc une pensee criminelle que de vouloir te la presenter, o mon Dieu ! — Ne te souviens-tu plus de ce que je t’ai dit la-haut ? reprit-il en s’adressant a la jeune fille et lui montrant la cime du Bonnet de Glace.

— Le voila redevenu terrible, se dit Minna fremissant de crainte.

La voix de la Sieg accompagna les pensees de ces trois etres qui demeurerent pendant quelques moments reunis sur une plate-forme de rochers en saillie, mais separes par des abimes dans le Monde Spirituel.

— Eh ! bien, Seraphitus, enseignez-moi, dit Minna d’une voix argentee comme une perle, et douce comme un mouvement de sensitive est doux. Apprenez-moi ce que je dois faire pour ne point vous aimer ? Qui ne vous admirerait pas ? l’amour est une admiration qui ne se lasse jamais.

— Pauvre enfant ! dit Seraphitus en palissant, on ne peut aimer ainsi qu’un seul etre.

— Qui ? demanda Minna.

— Tu le sauras, repondit-il avec la voix faible d’un homme qui se couche pour mourir.

— Au secours, il se meurt ! s’ecria Minna.

Wilfrid accourut, et voyant cet etre gracieusement pose dans un fragment de gneiss sur lequel le temps avait jete son manteau de velours, ses lichens lustres, ses mousses fauves que le soleil satinait, il dit :

— Elle est bien belle.

— Voici le dernier regard que je pourrai jeter sur cette nature en travail, dit-elle en rassemblant ses forces pour se lever.

Elle s’avanca sur le bord du rocher, d’ou elle pouvait embrasser, fleuris, verdoyants, animes, les spectacles de ce grand et sublime paysage, enseveli naguere sous une tunique de neige.

« Adieu, dit-elle, foyer brulant d’amour ou tout marche avec ardeur du centre aux extremites, et dont les extremites se rassemblent comme une chevelure de femme, pour tresser la natte inconnue par laquelle tu te rattaches dans l’ether indiscernable, a la pensee divine !

Voyez-vous celui qui, courbe sur un sillon arrose de sa sueur, se releve un moment pour interroger le ciel ; celle qui recueille les enfants pour les nourrir de son lait ; celui qui noue les cordages au fort de la tempete ; celle qui reste assise au creux d’un rocher attendant le pere ? voyez-vous tous ceux qui tendent la main apres une vie consommee en d’ingrats travaux ? A tous paix et courage, a tous adieu !

Entendez-vous le cri du soldat mourant inconnu, la clameur de l’homme trompe qui pleure dans le desert ? a tous paix et courage, a tous adieu. Adieu, vous qui mourez pour les rois de la terre. Mais adieu aussi, peuple sans patrie ; adieu, terres sans peuples, qui vous souhaitez les uns les autres. Adieu, surtout a Toi, qui ne sais ou reposer ta tete, proscrit sublime. Adieu, cheres innocentes trainees par les cheveux pour avoir trop aime ! Adieu, meres assises aupres de vos fils mourants ! Adieu, saintes femmes blessees ! Adieu Pauvres ! adieu Petits, Faibles et Souffrants, vous de qui j’ai si souvent epouse les douleurs. Adieu, vous tous qui gravitez dans la sphere de l’Instinct en y souffrant pour autrui.

Adieu, navigateurs qui cherchez l’Orient a travers les tenebres epaisses de vos abstractions vastes comme des principes. Adieu, martyrs de la pensee menes par elle a la vraie lumiere ! Adieu, spheres studieuses ou j’entends la plainte du genie insulte, le soupir du savant eclaire trop tard.

Voici le concert angelique, la brise de parfums, l’encens du c?ur exhale par ceux qui vont priant, consolant, repandant la lumiere divine et le baume celeste dans les ames tristes. Courage, ch?ur d’amour ! Vous a qui les peuples crient : « — Consolez-nous, defendez-nous ? » courage et adieu !

Adieu, granit, tu deviendras fleur ; adieu, fleur, tu deviendras colombe ; adieu, colombe, tu seras femme ; adieu, femme, tu seras souffrance ; adieu, homme, tu seras croyance ; adieu, vous qui serez tout amour et priere ! »

Abattu par la fatigue, cet etre inexplique s’appuya pour la premiere fois sur Wilfrid et sur Minna pour revenir a son logis. Wilfrid et Minna se sentirent alors atteints par une contagion inconnue. A peine avaient-ils fait quelques pas, David se montra pleurant :

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