venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan a un sage maitre, le bon ecuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peu d'annees les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit a manier la lance, l'epee, l'ecu et l'arc, a lancer des disques de pierre, a franchir d'un bond les plus larges fosses ; il lui apprit a detester tout mensonge et toute felonie, a secourir les faibles, a tenir la foi donnee ; il lui apprit diverses manieres de chant, le jeu de la harpe et l'art du veneur ; et quand l'enfant chevauchait parmi les jeunes ecuyers, on eut dit que son cheval, ses armes et lui ne formaient qu'un seul corps et n'eussent jamais ete separes. A le voir si noble et si fier, large des epaules, grele des flancs, fort, fidele et preux, tous louaient Rohalt parce qu'il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant a Rivalen et a Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et la grace, cherissait Tristan comme son fils, et secretement le reverait comme son seigneur.

Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie, au jour ou des marchands de Norvege, ayant attire Tristan sur leur nef, l'emporterent comme une belle proie. Tandis qu'ils cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se debattait, ainsi qu'un jeune loup pris au piege. Mais c'est verite prouvee, et tous les mariniers le savent : la mer porte a regret les nefs felonnes, et n'aide pas aux rapts ni aux traitrises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de tenebres, et la chassa huit jours et huit nuits a l'aventure. Enfin, les mariniers apercurent a travers la brume une cote herissee de falaises et de recifs ou elle voulait briser leur carene. Ils se repentirent : connaissant que le courroux de la mer venait de cet enfant ravi a la male heure, ils firent v?u de le delivrer et parerent une barque pour le deposer au rivage. Aussitot tomberent les vents et les vagues, le ciel brilla, et, tandis que la nef des Norvegiens disparaissait au loin, les flots calmes et riants porterent la barque de Tristan sur le sable d'une greve.

A grand effort, il monta sur la falaise et vit qu'au dela d'une lande vallonnee et deserte, une foret s'etendait sans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son pere, et la terre de Loonnois, quand le bruit lointain d'une chasse a cor et a cri rejouit son c?ur. Au bord de la foret, un beau cerf deboucha. La meute et les veneurs devalaient sur sa trace a grand bruit de voix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient deja par grappes au cuir de son garrot, la bete, a quelques pas de Tristan, flechit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur la servit de l'epieu. Tandis que, ranges en cercle, les chasseurs cornaient de prise, Tristan, etonne, vit le maitre veneur entailler largement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il s'ecria :

« Que faites-vous, seigneur ? Sied-il de decouper si noble bete comme un porc egorge ? Est-ce donc la coutume de ce pays ?

– Beau frere, repondit le veneur, que fais-je la qui puisse te surprendre ? Oui, je detache d'abord la tete de ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons, pendus aux arcons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur. Ainsi faisons-nous ; ainsi, des le temps des plus anciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nous la ; prends ce couteau, beau-frere ; nous l'apprendrons volontiers. »

Tristan se mit a genoux et depouilla le cerf avant de le defaire ; puis il depeca la tete en laissant, comme il convient, l'os corbin tout franc ; puis il leva les menus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine du c?ur.

Et veneurs et valets de limiers, penches sur lui, le regardaient, charmes.

« Ami, dit le maitre veneur, ces coutumes sont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ? Dis-nous ton pays et ton nom.

– Beau seigneur, on m'appelle Tristan ; et j'appris ces coutumes en mon pays de Loonnois.

–Tristan, dit le veneur, que Dieu recompense le pere qui t'eleva si noblement ! Sans doute, il est un baron riche et puissant ? »

Mais Tristan, qui savait bien parler et bien se taire, repondit par ruse :

« Non, seigneur, mon pere est un marchand. J'ai quitte secretement sa maison sur une nef qui partait pour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se comportent les hommes des terres etrangeres. Mais, si vous m'acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vous ferai connaitre, beau seigneur, d'autres deduits de venerie.

– Beau Tristan, je m'etonne qu'il soit une terre ou les fils des marchands savent ce qu'ignorent ailleurs les fils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le desires, et sois le bienvenu. Nous te conduirons pres du roi Marc, notre seigneur. »

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