Tristan achevait de defaire le cerf. Il donna aux chiens le c?ur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux chasseurs comment se doivent faire la curee et le forhu. Puis il planta sur des fourches les morceaux bien divises et les confia aux differents veneurs : a l'un la tete, a l'autre le cimier et les grands filets ; a ceux-ci les epaules, a ceux-la les cuissots, a cet autre le gros des nombles. Il leur apprit comment ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle ordonnance, selon la noblesse des pieces de venaison dressees sur les fourches.

Alors ils se mirent a la voie en devisant, tant qu'ils decouvrirent enfin un riche chateau. Des prairies l'environnaient, des vergers, des eaux vives, des pecheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le chateau se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et tous engins de guerre ; et sa maitresse tour, jadis elevee par les geants, etait batie de blocs de pierre, grands et bien tailles, disposes comme un echiquier de sinople et d'azur.

Tristan demanda le nom de ce chateau.

« Beau valet, on le nomme Tintagel.

– Tintagel, s'ecria Tristan, beni sois-tu de Dieu, et benis soient tes hotes ! »

Seigneurs, c'est la que jadis, a grand'joie, son pere Rivalen avait epouse Blanchefleur. Mais, helas ! Tristan l'ignorait.

Quand ils parvinrent au pied du donjon, les fanfares des veneurs attirerent aux portes les barons et le roi Marc lui-meme.

Apres que le maitre veneur lui eut conte l'aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchee, le cerf bien depece, et le grand sens des coutumes de venerie. Mais surtout il admirait le bel enfant etranger, et ses yeux ne pouvaient se detacher de lui. D'ou lui venait cette premiere tendresse ? Le roi interrogeait son c?ur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, c'etait son sang qui s'emouvait et parlait en lui, et l'amour qu'il avait jadis porte a sa s?ur Blanchefleur.

Le soir, quand les tables furent levees, un jongleur gallois, maitre en son art, s'avanca parmi les barons assembles, et chanta des lais de harpe. Tristan etait assis aux pieds du roi, et, comme le harpeur preludait a une nouvelle melodie, Tristan lui parla ainsi :

« Maitre, ce lai est beau entre tous : jadis les anciens Bretons l'ont fait pour celebrer les amours de Graelent. L'air en est doux, et douces les paroles. Maitre, ta voix est habile, harpe-le bien ! »

Le Gallois chanta, puis repondit :

« Enfant, que sais-tu donc de l'art des instruments ? Si les marchands de la terre de Loonnois enseignent aussi a leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des vielles, leve-toi, prends cette harpe, et montre ton adresse. »

Tristan prit la harpe et chanta si bellement que les barons s'attendrissaient a l'entendre. Et Marc admirait le harpeur venu de ce pays de Loonnois ou jadis Rivalen avait emporte Blanchefleur.

Quand le lai fut acheve, le roi se tut longuement.

« Fils, dit-il enfin, beni soit le maitre qui t'enseigna, et beni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bons chanteurs. Leur voix et la voix de leur harpe penetrent le c?ur des hommes, reveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint deuil et maint mefait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtemps pres de moi, ami !

– Volontiers, je vous servirai, sire, repondit Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme lige. »

Il fit ainsi, et, durant trois annees, une mutuelle tendresse grandit dans leurs c?urs. Le jour, Tristan suivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale parmi les prives et les fideles, si le roi etait triste, il harpait pour apaiser son deconfort. Les barons le cherissaient, et, sur tous les autres, comme l'histoire vous l'apprendra, le senechal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de Lidan, le roi l'aimait. Malgre leur tendresse, Tristan ne se consolait pas d'avoir perdu Rohalt son pere, et son maitre Gorvenal, et la terre de Loonnois.

Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaire d'eviter les trop longs recits. La matiere de ce conte est si belle et si diverse : que servirait de l'allonger ? Je dirai donc brievement comment, apres avoir longtemps erre par les mers et les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi l'escarboucle jadis donnee par lui a

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