Cachez votre depart a votre s?ur, ou dites que vous allez querir un medecin. Vous emmenerez ma belle nef ; prenez avec vous deux voiles, l'une blanche, l'autre noire. Si vous ramenez la reine Iseut, dressez au retour la voile blanche ; et, si vous ne la ramenez pas, cinglez avec la voile noire. Ami, je n'ai plus rien a vous dire : que Dieu vous guide et vous ramene sain et sauf ! »

Il soupire, pleure et se lamente, et Kaherdin pleure pareillement, baise Tristan et prend conge.

Au premier vent il se mit en mer. Les mariniers halerent les ancres, dresserent la voile, cinglerent par un vent leger, et leur proue trancha les vagues hautes et profondes. Ils emportaient de riches marchandises : des draps de soie teints de couleurs rares, de la belle vaisselle de Tours, des vins de Poitou, des gerfauts d'Espagne, et par cette ruse Kaherdin pensait parvenir aupres d'Iseut. Huit jours et huit nuits, ils fendirent les vagues et voguerent a pleines voiles vers la Cornouailles.

Colere de femme est chose redoutable, et que chacun s'en garde ! La ou une femme aura le plus aime, la aussi elle se vengera le plus cruellement. L'amour des femmes vient vite, et vite vient leur haine ; et leur inimitie, une fois venue, dure plus que l'amitie. Elles savent temperer l'amour, mais non la haine. Debout contre la paroi, Iseut aux Blanches Mains avait entendu chaque parole. Elle avait tant aime Tristan !… Elle connaissait enfin son amour pour une autre. Elle retint les choses entendues : si elle le peut un jour, comme elle se vengera sur ce qu'elle aime le plus au monde ! Pourtant, elle n'en fit nul semblant, et des qu'on ouvrit les portes, elle entra dans la chambre de Tristan, et, cachant son courroux, continua de le servir et de lui faire belle chere, ainsi qu'il sied a une amante. Elle lui parlait doucement, le baisait sur les levres, et lui demandait si Kaherdin reviendrait bientot avec le medecin qui devait le guerir. Mais toujours elle cherchait sa vengeance.

Kaherdin ne cessa de naviguer, tant qu'il jeta l'ancre dans le port de Tintagel. Il prit sur son poing un grand autour, il prit un drap de couleur rare, une coupe bien ciselee : il en fit present au roi Marc et lui demanda courtoisement sa sauvegarde et sa paix, afin qu'il put trafiquer en sa terre, sans craindre nul dommage de chambellan ni de vicomte. Et le roi le lui octroya devant tous les hommes de son palais.

Alors, Kaherdin offrit a la reine un fermail ouvre d'or fin :

« Reine, dit-il, l'or en est bon » ; et, retirant de son doigt l'anneau de Tristan, il le mit a cote du joyau : «Voyez, reine, l'or de ce fermail est plus riche, et pourtant l'or de cet anneau a bien son prix. »

Quand Iseut reconnut l'anneau de jaspe vert, son c?ur fremit et sa couleur mua, et, redoutant ce qu'elle allait ouir, elle attira Kaherdin a l'ecart pres d'une croisee, comme pour mieux voir et marchander le fermail. Kaherdin lui dit simplement :

« Dame, Tristan est blesse d'une epee empoisonnee et va mourir. Il vous mande que, seule, vous pouvez lui porter reconfort. Il vous rappelle les grandes peines et les douleurs que vous avez subies ensemble. Gardez cet anneau, il vous le donne. »

Iseut repondit, defaillante :

« Ami, je vous suivrai. Demain, au matin, que votre nef soit prete a l'appareillage ! »

Le lendemain, au matin, la reine dit qu'elle voulait chasser au faucon et fit preparer ses chiens et ses oiseaux. Mais le duc Andret, qui toujours guettait, l'accompagna. Quand ils furent aux champs, non loin du rivage de la mer, un faisan s'enleva. Andret laissa aller un faucon pour le prendre ; mais le temps etait clair et beau : le faucon s'essora et disparut.

« Voyez, sire Andret, dit la reine : le faucon s'est perche la-bas, au port, sur le mat d'une nef que je ne connaissais pas. A qui est-elle ?

– Dame, fit Andret, c'est la nef de ce marchand de Bretagne qui hier vous presenta un fermail d'or. Allons-y reprendre notre faucon. »

Kaherdin avait jete une planche, comme un ponceau, de sa nef au rivage. Il vint a la rencontre de la reine :

« Dame, s'il vous plaisait, vous entreriez dans ma nef, et je vous montrerais mes riches marchandises.

– Volontiers, sire », dit la reine.

Elle descend de cheval, va droit a la planche,

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