la traverse, entre dans la nef. Andret veut la suivre, et s'engage sur la planche : mais Kaherdin, debout sur le plat-bord, le frappe de son aviron ; Andret trebuche et tombe dans la mer. Il veut se reprendre ; Kaherdin le refrappe a coups d'aviron et le rabat sous les eaux, et crie :

« Meurs, traitre ! Voici ton salaire pour tout le mal que tu as fait souffrir a Tristan et a la reine Iseut ! »

Ainsi Dieu vengea les amants des felons qui les avaient tant hais ! Tous quatre sont morts : Guenelon, Gondoine, Denoalen, Andret.

L'ancre etait relevee, le mat dresse, la voile tendue. Le vent frais du matin bruissait dans les haubans et gonflait les toiles. Hors du port, vers la haute mer toute blanche et lumineuse au loin sous les rais du soleil, la nef s'elanca.

A Carhaix, Tristan languit. Il convoite la venue d'Iseut. Rien ne le conforte plus, et s'il vit encore, c'est qu'il l'attend. Chaque jour, il envoyait au rivage guetter si la nef revenait, et la couleur de sa voile ; nul autre desir ne lui tenait plus au c?ur. Bientot il se fit porter sur la falaise de Penmarch, et, si longtemps que le soleil se tenait a l'horizon, il regardait au loin la mer.

Ecoutez, seigneurs, une aventure douloureuse, pitoyable a ceux qui aiment. Deja Iseut approchait ; deja la falaise de Penmarch surgissait au loin, et la nef cinglait plus joyeuse. Un vent d'orage grandit tout a coup, frappe droit contre la voile et fait tourner la nef sur elle-meme. Les mariniers courent au lof, et contre leur gre virent en arriere. Le vent fait rage, les vagues profondes s'emeuvent, l'air s'epaissit en tenebres, la mer noircit, la pluie s'abat en rafales. Haubans et boulines se rompent, les mariniers baissent la voile et louvoient au gre de l'onde et du vent. Ils avaient, pour leur malheur, oublie de hisser a bord la barque amarree a la poupe et qui suivait le sillage de la nef. Une vague la brise et l'emporte.

Iseut s'ecrie :

« Helas ! chetive ! Dieu ne veut pas que je vive assez pour voir Tristan, mon ami, une fois encore, une fois seulement ; il veut que je sois noyee en cette mer. Tristan, si je vous avais parle une fois encore, je me soucierais peu de mourir apres. Ami, si je ne viens pas jusqu'a vous, c'est que Dieu ne le veut pas, et c'est ma pire douleur. Ma mort ne m'est rien, puisque Dieu la veut, je l'accepte ; mais, ami, quand vous l'apprendrez, vous mourrez, je le sais bien. Notre amour est de telle guise que vous ne pouvez mourir sans moi, ni moi sans vous. Je vois votre mort devant moi en meme temps que la mienne. Helas ! ami, j'ai failli a mon desir : il etait de mourir dans vos bras, d'etre ensevelie dans votre cercueil ; mais nous y avons failli. Je vais mourir seule, et, sans vous, disparaitre dans la mer. Peut-etre vous ne saurez pas ma mort, vous vivrez encore, attendant toujours que je vienne. Si Dieu le veut, vous guerirez meme… Ah ! peut-etre apres moi vous aimerez une autre femme, vous aimerez Iseut aux Blanches Mains., Je ne sais ce qui sera de vous : pour moi, ami, si je vous savais mort, je ne vivrais guere apres. Que Dieu nous accorde, ami, ou que je vous guerisse, ou que nous mourions tous deux d'une meme angoisse ! »

Ainsi gemit la reine, tant que dura la tourmente. Mais, apres cinq jours, l'orage s'apaisa. Au plus haut du mat, Kaherdin hissa joyeusement la voile blanche, afin que Tristan reconnut de plus loin sa couleur. Deja Kaherdin voit la Bretagne… Helas ! presque aussitot le calme suivit la tempete, la mer devint douce et toute plate, le vent cessa de gonfler la voile, et les mariniers louvoyerent vainement en amont et en aval, en avant et en arriere. Au loin, ils apercevaient la cote, mais la tempete avait emporte leur barque, en sorte qu'ils ne pouvaient atterrir. A la troisieme nuit, Iseut songea qu'elle tenait en son giron la tete d'un grand sanglier qui honnissait sa robe de sang, et connut par la qu'elle ne reverrait plus son ami vivant.

Tristan etait trop faible desormais pour veiller encore sur la falaise de Penmarch, et depuis de longs jours, enferme loin du rivage, il pleurait pour Iseut qui ne venait pas. Dolent et las, il se plaint, soupire, s'agite ; peu s'en faut qu'il ne meure de son desir.

Enfin, le vent fraichit et la voile blanche apparut. Alors, Iseut aux Blanches Mains se vengea.

Elle vient vers le lit de Tristan et dit :

« Ami, Kaherdin arrive. J'ai vu sa nef en mer : elle avance a grand'peine ; pourtant je l'ai reconnue ; puisse-t-il apporter ce qui doit vous guerir ! »

Tristan tressaille :

« Amie belle, vous etes sure que c'est sa nef ? Or, dites-moi comment est la voile.

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