– Je l'ai bien vue, ils l'ont ouverte et dressee tres haut, car ils ont peu de vent. Sachez qu'elle est toute noire. »

Tristan se tourna vers la muraille et dit :

« Je ne puis retenir ma vie plus longtemps. » Il dit trois fois : « Iseut, amie ! » A la quatrieme, il rendit l'ame.

Alors, par la maison, pleurerent les chevaliers, les compagnons de Tristan. Ils l'oterent de son lit, l'etendirent sur un riche tapis et recouvrirent son corps d'un linceul.

Sur la mer, le vent s'etait leve et frappait la voile en plein milieu. Il poussa la nef jusqu'a terre. Iseut la Blonde debarqua. Elle entendit de grandes plaintes par les rues, et les cloches sonner aux moutiers, aux chapelles. Elle demanda aux gens du pays pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs.

Un vieillard lui dit :

« Dame, nous avons une grande douleur. Tristan le franc, le preux, est mort. Il etait large aux besogneux, secourable aux souffrants. C'est le pire desastre qui soit jamais tombe sur ce pays. »

Iseut l'entend, elle ne peut dire une parole. Elle monte vers le palais. Elle suit la rue, sa guimpe deliee. Les Bretons s'emerveillaient a la regarder ; jamais ils n'avaient vu femme d'une telle beaute. Qui est-elle ? D'ou vient-elle ?

Aupres de Tristan, Iseut aux Blanches Mains, affolee par le mal qu'elle avait cause, poussait de grands cris sur le cadavre. L'autre Iseut entra et lui dit :

« Dame, relevez-vous, et laissez-moi approcher. J'ai plus de droits a le pleurer que vous, croyez-m'en. Je l'ai plus aime. »

Elle se tourna vers l'orient et pria Dieu. Puis elle decouvrit un peu le corps, s'etendit pres de lui, tout le long de son ami, lui baisa la bouche et la face, et le serra etroitement : corps contre corps, bouche contre bouche, elle rend ainsi son ame ; elle mourut aupres de lui pour la douleur de son ami.

Quand le roi Marc apprit la mort des amants, il franchit la mer et, venu en Bretagne, fit ouvrer deux cercueils, l'un de calcedoine pour Iseut, l'autre de beryl pour Tristan. Il emporta sur sa nef vers Tintagel leurs corps aimes. Aupres d'une chapelle, a gauche et a droite de l'abside, il les ensevelit en deux tombeaux. Mais, pendant la nuit, de la tombe de Tristan jaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, qui, s'elevant par-dessus la chapelle, s'enfonca dans la tombe d'Iseut. Les gens du pays couperent la ronce : au lendemain elle renait, aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, et plonge encore au lit d'Iseut la Blonde. Par trois fois ils voulurent la detruire ; vainement. Enfin, ils rapporterent la merveille au roi Marc : le roi defendit de couper la ronce desormais.

Seigneurs, les bons trouveres d'antan, Beroul et Thomas, et monseigneur Eilhart et maitre Gottfried, ont conte ce conte pour tous ceux qui aiment, non pour les autres. Ils vous mandent par moi leur salut. Ils saluent ceux qui sont pensifs et ceux qui sont heureux, les mecontents et les desireux, ceux qui sont joyeux et ceux qui sont troubles, tous les amants. Puissent-ils trouver ici consolation contre l'inconstance, contre l'injustice, contre le depit, contre la peine, contre tous les maux d'amour !

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Fevrier 2004

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