conseil d'orgueil ne doit pas prevaloir. Laissons les fous, tenons-nous aux sages ! »
XVI
Alors Naimes s'avanca ; il n'y avait en la cour nul meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l'avez bien entendue, la reponse que vous fit Ganelon ; elle a du sens, il n'y a qu'a la suivre. Le roi Marsile est vaincu dans sa guerre : tous ses chateaux, vous les lui avez ravis ; de vos pierrieres vous avez brise ses murailles ; vous avez brule ses cites, vaincu ses hommes. Aujourd'hui qu'il vous mande que vous le receviez a merci, lui en faire pis, ce serait peche. Puisqu'il veut vous donner en garantie des otages, cette grande guerre ne doit pas aller plus avant. » Les Francais disent : « Le duc a bien parle ! »
XVII
« SEIGNEURS barons, qui y enverrons-nous, a Saragosse, vers le roi Marsile ? » Le duc Naimes repond : « J'irai, par votre conge : livrez m'en sur l'heure le gant et le baton. » Le roi dit. « Vous etes homme de grand conseil ; par cette mienne barbe, vous n'irez pas de sitot si loin de moi. Retournez vous asseoir, car nul ne vous a requis ! »
XVIII
« SEIGNEURS barons, qui pourrons-nous envoyer au Sarrasin qui tient Saragosse ? » Roland repond : « J'y puis aller tres bien. – Vous n'irez certes pas », dit le comte Olivier. « Votre c?ur est apre et orgueilleux, vous en viendriez aux prises, j'en ai peur. Si le roi veut, j'y puis aller tres bien. » Le roi repond : « Tous deux, taisez-vous ! Ni vous ni lui n'y porterez les pieds. Par cette barbe que vous voyez toute blanche, malheur a qui me nommerait l'un des douze pairs ! » Les Francais se taisent, restent tout interdits.
XIX
TURPIN de Reims s'est leve, sort du rang, et dit au roi : « Laissez en repos vos Francs ! En ce pays sept ans vous etes reste : ils y ont beaucoup endure de peines, beaucoup d'ahan. Mais donnez-moi, sire, le baton et le gant, et j'irai vers le Sarrasin d'Espagne : je vais voir un peu comme il est fait. » L'empereur repond, irrite : « Allez vous rasseoir sur ce tapis blanc ! N'en parlez plus, si je ne vous l'ordonne ! »
XX
« FRANCS chevaliers », dit l'empereur Charles, « elisez-moi un baron de ma terre, qui puisse porter a Marsile mon message. » Roland dit : « Ce sera Ganelon, mon paratre. » Les Francais disent : « Certes il est homme a le faire ; lui ecarte, vous n'en verrez pas un plus sage. » Et le comte Ganelon en fut penetre d'angoisse. De son col il rejette ses grandes peaux de martre ; il reste en son bliaut de soie. Il a les yeux vairs, le visage tres fier ; son corps est noble, sa poitrine large : il est si beau que tous ses pairs le contemplent. Il dit a Roland : « Fou ! pourquoi ta frenesie ? Je suis ton paratre, chacun le sait, et pourtant voici que tu m'as designe pour aller vers Marsile. Si Dieu donne que je revienne de la-bas, je te ferai tel dommage qui durera aussi longtemps que tu vivras ! » Roland repond : « Ce sont propos d'orgueil et de folie. On le sait bien, je n'ai cure d'une menace ; mais pour un message il faut un homme de sens ; si le roi veut, je suis pret : je le ferai a votre place. »
XXI
GANELON repond. « Tu n'iras pas a ma place ! Tu n'est pas mon vassal, je ne suis pas ton seigneur. Charles commande que je fasse son service : j'irai a Saragosse, vers Marsile ; mais avant que j'apaise ce grand courroux ou tu me vois, j'aurai joue quelque jeu de ma facon. » Quand Roland l'entend, il se prend a rire.