baties, regardez les vetements que vous portez, ecoutez aussi la langue que vous parlez. Et je vous le dis: vous viendrez me trouver dans une cinquantaine d’annees pour me demander pardon!

Il rabattit sa cape contre sa poitrine, salua le Valtam et traversa le spatioport a longues enjambees en direction de la ville. Ils le suivirent tous du regard, l’amertume et l’etonnement dans les yeux.

La faim sevissait dans la ville; il la sentait presque de l’autre cote des murs sombres, cette faim d’un peuple en haillons, d’un peuple desespere recroqueville devant son feu; et il se demandait s’il survivrait a l’hiver. Il commenca meme a essayer d’imaginer combien mourraient, mais il n’osa pas pousser plus loin ses pensees.

Il entendit que quelqu’un chantait et s’arreta. C’etait un barde itinerant, qui allait de ville en ville en demandant l’aumone, et qui remontait en ce moment la rue, sa cape en lambeaux flottant autour de lui en une vision presque irreelle. Ses doigts maigres couraient le long de sa harpe et il chantait une vieille ballade qui exprimait a la fois l’apre sonorite musicale et le cri vehement et farouche de la langue des ancetres, la langue de Naarhaym de Skontar. Skorrogan s’amusa pendant quelques instants a en transposer quelques strophes en terrien:

Les oiseaux fous de la guerre Furieusement reveillent par leur vol En chacun l’appel de la mer Longtemps etouffe par l’hiver. Mon amour, ils m’appellent Et leur chant parle de fleurs De bon augure pour le voyage. Adieu, je vous aime!…

Mais cela ne rendait rien. Ce n’etait pas seulement qu’on n’y retrouvait pas le rythme martele, la successions heurtee, metallique des syllabes, d’habitude presque aboyees, de meme que l’enchevetrement luxuriant de la rime et de l’alliteration; il y avait aussi le fait que le sens se perdait a peu pres completement en terrien. Chaque concept etait vide de sa substance. Comment pouvait-on rendre par exemple un mot comme vorkansraavin par «voyage» et esperer obtenir davantage qu’un fragment d’idee mutile? Non, decidement, les psychologies etaient trop differentes.

Et c’etait la sans doute qu’il trouverait la reponse a donner aux hauts dignitaires. Mais ils n’en sauraient jamais rien, ils en etaient incapables. Pendant ce temps, il se retrouvait seul et l’hiver etait deja revenu.

* * *

Assis dans son jardin, Valka Vahino laissait le soleil baigner son corps entierement nu. Il ne lui etait pas arrive souvent, ces derniers jours, d’avoir l’occasion de se livrer a aliacaui — quel etait cet ancien equivalent en terrien? Ah, oui, la «sieste». Mais cette traduction n’etait pas fidele: un Cundaloien qui se repose ne dort pas l’apres-midi; il reste assis ou s’allonge dehors, en laissant le soleil penetrer jusque dans ses os ou au contraire une pluie tiede tomber sur lui comme une benediction, pendant qu’il laisse vagabonder son esprit. Les Soliens appelaient cela «reverie», mais ce n’en etait pas exactement: c’etait plutot… non, il n’y avait vraiment pas de terme rigoureusement equivalent. «Recreation psychique» etait une formule maladroite, et les Soliens ne comprendraient jamais.

Parfois il semblait a Vahino qu’il n’avait jamais reellement pris de repos depuis une eternite d’annees. C’avaient ete d’abord les urgentes et impitoyables necessites de sa charge en temps de guerre, puis cette periode trepidante de voyages dans le Systeme Solien, et enfin sa nomination par la Grande Maison, il y a trois ans, en qualite officielle de charge de relations au plus haut niveau, en partant du principe qu’il etait l’homme connaissant le mieux les Soliens dans toute la Ligue.

Peut-etre etait-ce vrai, en effet: il avait passe enormement de temps chez eux et il les aimaient bien en tant que race et en tant qu’individus. Mais… par tous les esprits, ils avaient une maniere incroyable de concevoir le travail! Comme s’ils avaient des demons aux trousses!

Certes, il n’existait pas trente-six facons de reconstruire, de reformer les vieilles methodes et de saisir cette fantastique nouvelle richesse qui n’attendait plus que d’etre creee. Mais, en ce moment, il trouvait supremement apaisant de se reposer dans son jardin, entoure de ces grandes fleurs dorees aux longues tiges recourbees qui repandaient dans l’air d’ete leur parfum qui vous inclinait au sommeil, berce par le bourdonnement de quelques insectes a miel et la naissance d’un nouveau poeme dans la tete.

Les Soliens paraissaient eprouver des difficultes a comprendre une race de poetes. A comprendre par exemple que le plus pauvre et le plus stupide des Cundaloiens puisse s’etendre au soleil et composer des poemes. En fait, chaque race a ses talents bien a elle. Qui pouvait rivaliser avec le genie technicien que possedait les Humains?

Les vers aux sonorites limpides commencaient a faire un chant majestueux dans sa tete. Il les petrit, les modela de nouveau, peaufinant chaque syllabe et reformant l’ensemble d’une facon definitive avec un sentiment de delice. Celui-ci serait bon, tres bon! Il passerait a la posterite, il serait chante encore dans un siecle, et personne n’oublierait Valka Vahino. Il laisserait meme un souvenir au titre de maitre-composeur de vers: Alia Amaui cauianriho, valana, valana, vro!

— Pardonnez-moi, Monsieur, mais Mr. Lombard desire vous voir.

La voix provenait d’un rayon sonique du roboreceptionniste que Lombard lui-meme avait offert a Vahino. Le Cundaloien avait ressenti toute l’incongruite qu’il y avait a incorporer le metal brillant de l’appareil au milieu des boiseries sculptees et des tapisseries anciennes qui decoraient son appartement, mais il n’avait pas voulu vexer l’auteur du cadeau. En outre, l’appareil s’averait utile.

Lombard, chef de la Commission Solienne de Reconstruction, etait l’Humain le plus important dans le systeme avaikien. De plus, en ce moment, Vahino pouvait apprecier la courtoisie d’un homme qui se deplacait pour venir le voir au lieu de l’envoyer simplement chercher. Seulement… pourquoi fallait-il qu’il choisisse specialement ce moment pour venir?

— Dites a Mr. Lombard que j’arrive dans un instant.

Vahino alla mettre un vetement. Les Humains ne s’etaient pas encore completement faits a la nudite qui etait chose courante chez les Cundaloiens. Puis il passa dans le hall d’attente. Il y avait dispose quelques fauteuils destines aux Terriens qui n’appreciaient pas de devoir s’asseoir sur une natte tissee — autre incongruite! A son entree, Lombard se leva.

L’homme etait petit, trapu, avec une epaisse broussaille de cheveux gris surmontant un visage marque de cicatrices. Il avait gravi les echelons, partant du niveau d’ouvrier et passant par celui d’ingenieur, jusqu’au poste de Haut Commissaire, et il portait encore sur lui les marques du combat incessant qu’il avait du mener. Il s’attaquait au travail avec ce qui ressemblait presque a un furieux desir de vengeance personnelle, ce qui le rendait parfois plus dur que l’acier. Mais le reste du temps, c’etait une personne agreable qui temoignait d’une gamme etonnante d’interets et de connaissances. Sans oublier naturellement qu’il avait fait des miracles pour le Systeme Avaikien.

— Paix sur votre maison, frere, dit Vahino.

— Comment allez-vous? fut le salut moins ceremonieux du Solien.

Comme son hote faisait signe a des domestiques, il s’empressa de poursuivre:

— Non, je vous en prie, epargnons-nous le ceremonial habituel de votre hospitalite. Je l’apprecie beaucoup, mais je ne pense pas que ce soit le moment de nous installer tranquillement devant un repas pour discuter de sujets culturels pendant trois heures avant de nous mettre a travailler. Je souhaiterais d’ailleurs… Enfin, vous etes de cette planete, moi pas: aussi j’aimerais que vous donniez personnellement des instructions autour de vous — avec le plus de tact possible naturellement — pour que soient abandonnes ce genre de preliminaires.

— Mais… ils font partie de nos plus anciennes traditions…

— Precisement! Ancien equivaut souvent a retrograde, donc retardant le progres. Loin de moi l’intention d’etre desobligeant, Mr. Vahino; je souhaiterais que nous autres Soliens ayons des coutumes aussi agreables que les votres. Mais pas… pendant les heures de travail. Vous me comprenez?

— Eh bien… oui… je suppose que vous avez raison. Cela ne convient certainement pas a un type de civilisation industrielle moderne, chose que nous sommes en train d’essayer de construire, naturellement.

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