Il se sentait mal a l’aise, alourdi, mecontent comme lorsqu’on a recu quelque facheuse nouvelle. Aucune pensee precise ne l’affligeait et il n’aurait su dire tout d’abord d’ou lui venaient cette pesanteur de l’ame et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir ou.; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui genent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et legere, quelque chose comme une graine de chagrin.

Lorsqu’il arriva place du Theatre, il se sentit attire par les lumieres du cafe Tortoni, et il s’en vint lentement vers la facade illuminee; mais au moment d’entrer, il songea qu’il allait trouver la des amis, des connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une repugnance brusque l’envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port.

Il se demandait: «Ou irais-je bien?» cherchant un endroit qui lui plut, qui fut agreable a son etat d’esprit. Il n’en trouvait pas, car il s’irritait d’etre seul, et il n’aurait voulu rencontrer personne.

En arrivant sur le grand quai, il hesita encore une fois, puis tourna vers la jetee; il avait choisi la solitude.

Comme il frolait un banc sur le brise-lames, il s’assit, deja las de marcher et degoute de sa promenade avant meme de l’avoir faite.

Il se demanda: «Qu’ai-je donc ce soir?» Et il se mit a chercher dans son souvenir quelle contrariete avait pu l’atteindre, comme on interroge un malade pour trouver la cause de sa fievre.

Il avait l’esprit excitable et reflechi en meme temps, il s’emballait, puis raisonnait, approuvait ou blamait ses elans; mais chez lui la nature premiere demeurait en dernier lieu la plus forte, et l’homme sensitif dominait toujours l’homme intelligent.

Donc il cherchait d’ou lui venait cet enervement, ce besoin de mouvement sans avoir envie de rien, ce desir de rencontrer quelqu’un pour n’etre pas du meme avis, et aussi ce degout pour les gens qu’il pourrait voir et pour les choses qu’ils pourraient lui dire.

Et il se posa cette question: «Serait-ce l’heritage de Jean?» Oui, c’etait possible apres tout. Quand le notaire avait annonce cette nouvelle, il avait senti son c?ur battre un peu plus fort. Certes, on n’est pas toujours maitre de soi, et on subit des emotions spontanees et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.

Il se mit a reflechir profondement a ce probleme physiologique de l’impression produite par un fait sur l’etre instinctif et creant en lui un courant d’idees et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires a celles que desire, qu’appelle, que juge bonnes et saines l’etre pensant, devenu superieur a lui-meme par la culture de son intelligence.

Il cherchait a concevoir l’etat d’ame du fils qui herite d’une grosse fortune, qui va gouter, grace a elle, beaucoup de joies desirees depuis longtemps et interdites par l’avarice d’un pere, aime pourtant et regrette.

Il se leva et se remit a marcher vers le bout de la jetee. Il se sentait mieux, content d’avoir compris, de s’etre surpris lui-meme, d’avoir devoile l’autre qui est en nous.

«Donc j’ai ete jaloux de Jean, pensait-il. C’etait vraiment assez bas, cela! J’en suis sur maintenant, car la premiere idee qui m’est venue est celle de son mariage avec Mme Rosemilly.

Je n’aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien faite pour degouter du bon sens et de la sagesse. C’est donc de la jalousie gratuite, l’essence meme de la jalousie, celle qui est parce qu’elle est! Faut soigner cela!» Il arrivait devant le mat des signaux qui indique la hauteur de l’eau dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires signales au large et devant entrer a la prochaine maree. On attendait des steamers du Bresil, de La Plata, du Chili et du Japon, deux bricks danois, une goelette norvegienne et un vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que s’il avait lu «un vapeur suisse»; et il apercut dans une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d’hommes en turban, qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons.

«Que c’est bete, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple marin.» Ayant fait encore quelques pas, il s’arreta pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares electriques du cap de la Heve, semblables a deux cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur la mer leurs longs et puissants retards. Partis des deux foyers voisins, les deux rayons paralleles, pareils aux queues geantes de deux cometes, descendaient, suivant une pente droite et demesuree, du sommet de la cote au fond de l’horizon. Puis sur les deux jetees, deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l’entree du Havre; et la-bas, de l’autre cote de la Seine, on en voyait d’autres encore, beaucoup d’autres, fixes ou clignotants, a eclats et a eclipses, s’ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux vivants de la terre hospitaliere disant, rien que par le mouvement mecanique invariable et regulier de leurs paupieres: «C’est moi. Je suis Trouville, je suis Honfleur, je suis la riviere de Pont-Audemer.» Et dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour une planete, le phare aerien d’Etouville montrait la route de Rouen, a travers les bancs de sable de l’embouchure du grand fleuve.

Puis sur l’eau profonde, sur l’eau sans limites, plus sombre que le ciel, on croyait voir, ca et la, des etoiles. Elles tremblotaient dans la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi. Presque toutes etaient immobiles, quelques-unes, cependant, semblaient courir; c’etaient les feux des batiments a l’ancre attendant la maree prochaine, ou des batiments en marche venant chercher un mouillage.

Juste a ce moment la lune se leva derriere la ville; et elle avait l’air du phare enorme et divin allume dans le firmament pour guider la flotte infinie des vraies etoiles.

Pierre murmura, presque a haute voix:

«Voila, et nous nous faisons de la bile pour quatre sous!» Tout pres de lui soudain, dans la tranchee large et noire ouverte entre les jetees, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S’etant penche sur le parapet de granit, il vit une barque de peche qui rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit d’aviron, doucement poussee par sa haute voile brune tendue a la brise du large.

Il pensa: «Si on pouvait vivre la-dessus, comme on serait tranquille, peut-etre!» Puis ayant fait encore quelques pas, il apercut un homme assis a l’extremite du mole.

Un reveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste?

Qui etait-ce? Il s’approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il reconnut son frere.

«Tiens, c’est toi, Jean?

– Tiens… Pierre… Qu’est-ce que tu viens faire ici?

– Mais je prends l’air. Et toi?» Jean se mit a rire:

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