«Je prends l’air egalement.» Et Pierre s’assit a cote de son frere.
«Hein, c’est rudement beau?
– Mais oui.» Au son de la voix il comprit que Jean n’avait rien regarde; il reprit:
«Moi, quand je viens ici, j’ai des desirs fous de partir, de m’en aller avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud.
Songe que ces petits feux, la-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux grandes fleurs et aux belles filles pales ou cuivrees, des pays aux oiseaux-mouches, aux elephants, aux lions libres, aux rois negres, de tous les pays qui sont nos contes de fees a nous qui ne croyons plus a la Chatte blanche ni a la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic de pouvoir s’offrir une promenade par la-bas; mais voila, il faudrait de l’argent, beaucoup…» Il se tut brusquement, songeant que son frere l’avait maintenant, cet argent, et que delivre de tout souci, delivre du travail quotidien, libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller ou bon lui semblerait, vers les blondes Suedoises ou les brunes Havanaises.
Puis une de ces pensees involontaires, frequentes chez lui, si brusques, si rapides, qu’il ne pouvait ni les prevoir, ni les arreter, ni les modifier, venues, semblait-il, d’une seconde ame independante et violente, le traversa: «Bah! il est trop niais, il epousera la petite Rosemilly.» Il s’etait leve.
«Je te laisse rever d’avenir; moi, j’ai besoin de marcher.» Il serra la main de son frere, et reprit avec un accent tres cordial:
«Eh bien, mon petit Jean, te voila riche! Je suis bien content de t’avoir rencontre tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait plaisir, combien je te felicite et combien je t’aime.» Jean, d’une nature douce et tendre, tres emu, balbutiait:
«Merci… merci… mon bon Pierre, merci.» Et Pierre s’en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les mains derriere le dos.
Lorsqu’il fut rentre dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu’il ferait, mecontent de cette promenade ecourtee, d’avoir ete prive de la mer par la presence de son frere.
Il eut une inspiration: «Je vais boire un verre de liqueur chez le pere Marowsko»; et il remonta vers le quartier d’lngouville.
Il avait connu le pere Marowsko dans les hopitaux a Paris.
C’etait un vieux Polonais, refugie politique, disait-on, qui avait eu des histoires terribles la-bas et qui etait venu exercer en France, apres nouveaux examens, son metier de pharmacien.
On ne savait rien de sa vie passee; aussi des legendes avaient elles couru parmi les internes, les externes, et plus tard parmi les voisins. Cette reputation de conspirateur redoutable, de nihiliste, de regicide, de patriote pret a tout, echappe a la mort par miracle, avait seduit l’imagination aventureuse et vive de Pierre Roland; et il etait devenu l’ami du vieux Polonais, sans avoir jamais obtenu de lui, d’ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. C’etait encore grace au jeune medecin que le bonhomme etait venu s’etablir au Havre, comptant sur une belle clientele que le nouveau docteur lui fournirait.
En attendant, il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant des remedes aux petits-bourgeois et aux ouvriers de son quartier.
Pierre allait souvent le voir apres diner et causer une heure avec lui, car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont il jugeait profonds les longs silences.
Un seul bec de gaz brillait au-dessus du comptoir charge de fioles. Ceux de la devanture n’avaient point ete allumes, par economie. Derriere ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongees l’une sur l’autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d’oiseau qui, continuant son front degarni, lui donnait un air triste de perroquet, dormait profondement, le menton sur la poitrine.
Au bruit du timbre, il s’eveilla, se leva, et reconnaissant le docteur, vint au-devant de lui, les mains tendues.
Sa redingote noire, tigree de taches d’acides et de sirops, beaucoup trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d’antique soutane; et l’homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait a sa voix fluette quelque chose d’enfantin, un zezaiement et des intonations de jeune etre qui commence a prononcer.
Pierre s’assit et Marowsko demanda:
«Quoi de neuf, mon cher docteur?
– Rien. Toujours la meme chose partout.
– Vous n’avez pas l’air gai, ce soir. – Je ne le suis pas souvent.
– Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur?
– Oui, je veux bien.
– Alors je vais vous faire gouter une preparation nouvelle.
Voila deux mois que je cherche a tirer quelque chose de la groseille, dont on n’a ait jusqu’ici que du sirop… eh bien, j’ai trouve… j’ai trouve… une bonne liqueur, tres bonne, tres bonne.» Et ravi, il alla vers une armoire, l’ouvrit et choisit une fiole qu’il apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets, jamais il n’allongeait le bras tout a fait, n’ouvrait toutes grandes les jambes, ne faisait un mouvement entier et definitif. Ses idees semblaient pareilles a ses actes; il les indiquait, les promettait, les esquissait, les suggerait, mais ne les enoncait pas.
Sa plus grande preoccupation dans la vie semblait etre d’ailleurs la preparation des sirops et des liqueurs.»Avec un bon sirop ou une bonne liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.
Il avait invente des centaines de preparations sucrees sans parvenir a en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser a Marat.
Deux petits verres furent pris dans l’arriere-boutique et apportes sur la planche aux preparations; puis les deux hommes examinerent en l’elevant vers le gaz la coloration du liquide.
«Joli rubis! declara Pierre.