– N’est-ce pas?» La vieille tete de perroquet du Polonais semblait ravie.
Le docteur gouta, savoura, reflechit, gouta de nouveau, reflechit encore et se prononca:
«Tres bon, tres bon, et tres neuf comme saveur; une trouvaille, mon cher!
– Ah! vraiment, je suis bien content.» Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il voulait l’appeler «essence de groseille», ou bien «fine groseille», ou bien «groselia», ou bien «groseline».
Pierre n’approuvait aucun de ces noms.
Le vieux eut une idee:
«Ce que vous avez dit tout a l’heure est tres bon, tres bon:
«Joli rubis».» Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu’il l’eut trouve, et il conseilla simplement «groseillette», que Marowsko declara admirable. Puis ils se turent et demeurerent assis quelques minutes, sans prononcer un mot, sous l’unique bec de gaz.
Pierre, enfin, presque malgre lui:
«Tiens, il nous est arrive une chose assez bizarre, ce soir.
Un des amis de mon pere, en mourant, a laisse sa fortune a mon frere.» Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, apres avoir songe, il espera que le docteur heritait par moitie. Quand la chose eut ete bien expliquee, il parut surpris et fache; et pour exprimer son mecontentement de voir son jeune ami sacrifie, il repeta plusieurs fois:
«Ca ne fera pas un bon effet.» Pierre, que son enervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko entendait par cette phrase.
Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon effet? Quel mauvais effet pouvait resulter de ce que son frere heritait la fortune d’un ami de la famille?
Mais le bonhomme, circonspect, ne s’expliqua pas davantage.
«Dans ce cas-la on laisse aux deux freres egalement, je vous dis que ca ne fera pas un bon effet.» Et le docteur, impatiente, s’en alla, rentra dans la maison paternelle et se coucha. Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la chambre voisine, puis il s’endormit apres avoir bu deux verres d’eau.
– III -
Le docteur se reveilla le lendemain avec la resolution bien arretee de faire fortune.
Plusieurs fois deja il avait pris cette determination sans en poursuivre la realite. Au debut de toutes ses tentatives de carriere nouvelle, l’espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa confiance jusqu’au premier obstacle, jusqu’au premier echec qui le jetait dans une voie nouvelle.
Enfonce dans son lit entre les draps chauds, il meditait.
Combien de medecins etaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait d’un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses etudes, il avait pu apprecier les plus celebres professeurs, et il les jugeait des anes. Certes il valait autant qu’eux, sinon mieux. S’il parvenait par un moyen quelconque a capter la clientele elegante et riche du Havre, il pouvait gagner cent mille francs par an avec facilite. Et il calculait, d’une facon precise, les gains assures. Le matin, il sortirait, il irait chez ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, a vingt francs l’un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mile francs, par an, meme soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades etait inferieur a la realisation certaine. Apres midi, il recevrait dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs a dix francs, soit trente-six mille francs. Voila donc cent vingt mille francs, chiffre rond.
Les clients anciens et les amis qu’il irait voir a dix francs et qu’il recevrait a cinq francs feraient peut-etre sur ce total une legere diminution compensee par les consultations avec d’autres medecins et par tous les petits benefices courants de la profession.
Rien de plus facile que d’arriver la avec de la reclame habile, des echos dans Le Figaro indiquant que le corps scientifique parisien avait les yeux sur lui, s’interessait a ces cures surprenantes entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frere, plus riche et celebre, et content de lui-meme, car il ne devrait sa fortune qu’a lui; et il se montrerait genereux pour ses vieux parents, justement fiers de sa renommee. Il ne se marierait pas, ne voulant point encombrer son existence d’une femme unique et genante, mais il aurait des maitresses parmi ses clientes les plus jolies.
Il se sentait si sur du succes, qu’il sauta hors du lit comme pour le saisir tout de suite, et il s’habilla afin d’aller chercher par la ville l’appartement qui lui convenait.
Alors, en rodant a travers les rues, il songea combien sont legeres les causes determinantes de nos actions. Depuis trois semaines, il aurait pu, il aurait du prendre cette resolution nee brusquement en lui, sans aucun doute, a la suite de l’heritage de son frere.
Il s’arretait devant les portes ou pendait un ecriteau annoncant soit un bel appartement, soit un riche appartement a louer, les indications sans adjectif le laissant toujours plein de dedain. Alors il visitait avec des facons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur son calepin le plan pour les communications, la disposition des issues, annoncait etait medecin et qu’il recevait beaucoup. Il fallait que escalier fut large et bien tenu; il ne pouvait monter d’ailleurs au-dessus du premier etage.
Apres avoir note sept ou huit adresses et griffonne deux cents renseignements, il rentra pour dejeuner avec un quart d’heure de retard.
Des le vestibule, il entendit un bruit d’assiettes. On mangeait donc sans lui. Pourquoi? Jamais on n’etait aussi exact dans la maison. Il fut froisse, mecontent, car il etait un peu susceptible. Des qu’il entra, Roland lui dit:
«Allons, Pierre, depeche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons a deux heures chez le notaire. Ce n’est pas le jour de musarder.»
Le docteur s’assit, sans repondre, apres avoir embrasse sa mere et serre la main de son pere et de son frere; et il prit dans le plat creux, au milieu de la table, la cotelette reservee pour lui. Elle etait froide et seche. Ce devait etre la plus mauvaise. Il pensa qu’on aurait pu la laisser dans le fourneau jusqu’a son arrivee, et ne pas perdre la tete au point d’oublier completement l’autre fils, le fils aine. La conversation, interrompue par son entree, reprit au