«C’est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis devoues, les amis excellents (il regardait Mme Rosemilly), qui me donnent aujourd’hui cette preuve touchante de leur affection.
Mais ce n’est point par des paroles que je peux leur temoigner ma reconnaissance. Je la leur prouverai demain, a tous les instants de ma vie, toujours, car notre amitie n’est point de celles qui passent.» Sa mere, fort emue, murmura:
«Tres bien, mon enfant.» Mais Beausire s’ecriait:
«Allons, madame Rosemilly, parlez au nom du beau sexe.» Elle leva son verre, et, d’une voix gentille, un peu nuancee de tristesse:
«Moi, dit-elle, je bois a la memoire benie de M. Marechal.» Il y eut quelques secondes d’accalmie, de recueillement decent, comme apres une priere, et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit cette remarque:
«Il n’y a que les femmes pour trouver de ces delicatesses.» Puis se tournant vers Roland pere:
«Au fond, qu’est-ce que c’etait que ce Marechal? Vous etiez donc bien intimes avec lui?» Le vieux, attendri par l’ivresse, se mit a pleurer, et d’une voix bredouillante:
«Un frere… vous savez… un de ceux qu’on ne retrouve plus… nous ne nous quittions pas… il dinait a la maison tous les soirs… et il nous payait de petites fetes au theatre… je ne vous dis que ca… que ca… que ca… Un ami, un vrai… un vrai… n’est-ce pas, Louise?» Sa femme repondit simplement:
«oui, c’etait un fidele ami.» Pierre regardait son pere et sa mere, mais comme on parla d’autre chose, il se remit a boire.
De la fin de cette soiree il n’eut guere de souvenir. on avait pris le cafe, absorbe des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se coucha, vers minuit, l’esprit confus et la tete lourde. Et il dormit comme une brute jusqu’a neuf heures le lendemain.
– IV -
Ce sommeil baigne de champagne et de chartreuse l’avait sans doute adouci et calme, car il s’eveilla en des dispositions d’ame tres bienveillantes. Il appreciait, pesait et resumait, en s’habillant, ses emotions de la veille, cherchant a en degager bien nettement et bien completement les causes reelles, secretes, les causes personnelles en meme temps que les causes exterieures.
Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eut eu une mauvaise pensee, une vraie pensee de prostituee, en apprenant qu’un seul des fils Roland heritait d’un inconnu; mais ces creatures-la n’ont-elles pas toujours des soupcons pareils, sans l’ombre d’un motif, sur toutes les honnetes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu’elles parlent, injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent irreprochables? Chaque fois qu’on cite devant elles une personne inattaquable, elles se fachent, comme si on les outrageait, et s’ecrient: «Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariees, c’est du propre! Elles ont plus d’amants que nous, seulement elles les cachent parce qu’elles sont hypocrites. Ah! oui, c’est du propre!» En toute autre occasion il n’aurait certes pas compris, pas meme suppose possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mere, si bonne, si simple, si digne. Mais il avait l’ame troublee par ce levain de jalousie qui fermentait en lui.
Son esprit surexcite, a l’affut pour ainsi dire, et malgre lui, de tout ce qui pouvait nuire a son frere, avait meme peut-etre prete a cette vendeuse de bocks des intentions odieuses qu’elle n’avait pas eues. Il se pouvait que son imagination seule, cette imagination qu’il ne gouvernait point, qui echappait sans cesse a sa volonte, s’en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise dans l’univers infini des idees, et en rapportait parfois d’inavouables, des honteuses, qu’elle cachait en lui, au fond de son ame, dans les replis insondables, comme des choses volees; il se trouvait que cette imagination seule eut cree, invente cet affreux doute. Son c?ur, assurement, son propre c?ur avait des secrets pour lui; et ce c?ur blesse n’avait-il pas trouve dans ce doute abominable un moyen de priver son frere de cet heritage qu’il jalousait? Il se suspectait lui-meme, a present, interrogeant, comme les devots leur conscience, tous les mysteres de sa pensee.
Certes, Mme Rosemilly, bien que son intelligence fut limitee, avait le tact, le flair et le sens subtil des femmes. or cette idee ne lui etait pas venue, puisqu’elle avait bu, avec une simplicite parfaite, a la memoire benie de feu Marechal. Elle n’aurait point fait cela, elle, si le moindre soupcon l’eut effleuree. Maintenant il ne doutait plus, son mecontentement involontaire de la fortune tombee sur son frere et aussi, assurement, son amour religieux pour sa mere avaient exalte ses scrupules, scrupules pieux et respectables, mais exageres.
En formulant cette conclusion, il fut content, comme on l’est d’une bonne action accomplie, et il se resolut a se montrer gentil pour tout le monde, en commencant par son pere dont ces manies, les affirmations niaises, les opinions vulgaires et la mediocrite trop visible l’irritaient sans cesse.
Il ne rentra pas en retard a l’heure du dejeuner et il amusa toute sa famille par son esprit et sa bonne humeur.
Sa mere lui disait, ravie:
«Mon Pierrot, tu ne te doutes pas comme tu es drole et spirituel, quand tu veux bien.» Et il parlait, trouvait des mots, faisait rire par des portraits ingenieux de leurs amis. Beausire lui servit de cible, et un peu Mme Rosemilly, mais d’une facon discrete, pas trop mechante. Et il pensait, en regardant son frere: «Mais defends-la donc, jobard; tu as beau etre riche, je t’eclipserai toujours quand il me plaira.» Au cafe, il dit a son pere:
«Est-ce que tu te sers de la Perle aujourd’hui?
– Non, mon garcon.
– Je peux la prendre avec Jean-Bart?
– Mais oui, tant que tu voudras.» Il acheta un bon cigare, au premier debit de tabac rencontre, et il descendit, d’un pied joyeux, vers le port.
Il regardait le ciel clair, lumineux, d’un bleu leger, rafraichi, lave par la brise de la mer.
Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque qu’il devait tenir prete a sortir tous les jours a midi, quand on n’allait pas a la peche le matin.
«A nous deux, patron!» cria Pierre.
Il descendit l’echelle de fer du quai et sauta dans l’embarcation.